Par un arrêt rendu en 1996, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie d’une question préjudicielle par une juridiction répressive française, a précisé les conditions dans lesquelles les principes généraux du droit communautaire peuvent être invoqués à l’encontre d’une réglementation nationale. En l’espèce, un prévenu était poursuivi pour avoir mis en vente des denrées alimentaires dont la date limite de consommation était dépassée, en violation d’un décret national pris pour l’application d’une loi relative aux fraudes et falsifications. Devant la juridiction de renvoi, il a soulevé la nullité du procès-verbal constatant l’infraction, au motif que celui-ci n’avait pas été signé par lui, ce qui contreviendrait selon lui aux principes du respect des droits de la défense et du contradictoire. La procédure nationale applicable à cette infraction ne prévoyait cependant pas une telle obligation de signature. La juridiction française, confrontée à cette argumentation, a donc interrogé la Cour de justice sur la compatibilité de cette procédure nationale avec les principes généraux du droit dégagés par sa jurisprudence. Il était ainsi demandé à la Cour si les principes généraux du droit communautaire, et notamment le respect des droits de la défense, ont vocation à s’appliquer à une procédure nationale de constatation d’infractions à une réglementation qui n’est pas issue de la mise en œuvre d’une norme communautaire. En réponse, la Cour s’est déclarée incompétente pour se prononcer, jugeant que la procédure litigieuse concernait une réglementation nationale se situant « en dehors du champ d’application du droit communautaire ». Cette solution, fondée sur une analyse stricte de la compétence de la Cour, réaffirme que le contrôle du respect des principes généraux du droit communautaire par les États membres est conditionné à l’existence d’un lien de rattachement avec le droit de l’Union.
L’analyse de la Cour repose sur une distinction claire entre les obligations découlant du droit communautaire et les mesures relevant de la seule compétence nationale (I), ce qui conduit à une réaffirmation rigoureuse des limites de l’office du juge de l’Union s’agissant de la protection des droits fondamentaux (II).
I. L’exclusion de la compétence de la Cour par la qualification autonome de la norme nationale
Pour justifier son incompétence, la Cour a d’abord soigneusement délimité le champ d’application de la norme communautaire pertinente, à savoir la directive relative à l’étiquetage des denrées alimentaires (A), avant de constater que la réglementation nationale en cause constituait une mesure autonome ne relevant pas de ce champ (B).
A. La portée limitée de l’harmonisation communautaire en matière d’étiquetage
La Cour rappelle que les dispositions communautaires applicables au moment des faits résultaient de la directive 79/112/CEE, qui constituait « la première étape d’un processus d’harmonisation » visant à faciliter la libre circulation des denrées alimentaires. Dans ce cadre, la directive imposait aux États membres d’inclure sur l’étiquetage une date de durabilité minimale ou, pour les produits périssables, une date limite de consommation. L’obligation communautaire principale pour les États membres était donc d’interdire le commerce des produits qui n’étaient pas conformes à ces exigences de présentation et d’information.
Cependant, le raisonnement de la Cour met en évidence que l’objectif de la directive n’était pas de réglementer de manière exhaustive la commercialisation des denrées alimentaires. L’harmonisation se limitait strictement aux règles d’étiquetage, dans le but d’éliminer les entraves aux échanges intracommunautaires liées aux divergences des législations nationales sur ce point précis. La directive n’édicte aucune prescription concernant le sort des produits qui, bien que correctement étiquetés, seraient néanmoins mis en vente après l’expiration de leur date limite de consommation. Cette question restait donc en dehors du périmètre de l’harmonisation réalisée.
B. La nature purement nationale de l’infraction poursuivie
Fort de cette analyse, le juge de l’Union constate que l’infraction reprochée au prévenu ne sanctionne pas un manquement aux règles d’étiquetage prévues par la directive. La réglementation française en cause allait plus loin que les exigences communautaires en interdisant non pas un étiquetage non conforme, mais la vente même d’un produit dont la date limite de consommation était atteinte. Une telle interdiction ne constituait pas une mesure de transposition de la directive, mais une règle additionnelle de police sanitaire et de protection des consommateurs, adoptée par l’État membre dans l’exercice de sa compétence propre.
Dès lors, la Cour conclut que « l’infraction reprochée […] concerne une réglementation nationale qui se situe en dehors du champ d’application du droit communautaire ». Cette qualification est déterminante, car elle rompt le lien de rattachement qui aurait pu justifier l’application des principes généraux du droit communautaire. La procédure de constatation de cette infraction, étant accessoire à une norme de fond purement nationale, échappe par conséquent au contrôle de la Cour de justice au regard de ces principes.
II. La confirmation du champ d’application conditionné des principes généraux du droit communautaire
La déclaration d’incompétence de la Cour n’est pas une simple décision d’espèce mais illustre une doctrine jurisprudentielle constante qui conditionne le respect des droits fondamentaux par les États membres à la mise en œuvre du droit de l’Union (A). La portée de cette décision est donc de tracer une frontière claire entre l’office du juge de l’Union et celui des juridictions nationales (B).
A. Le rappel du principe de subsidiarité dans la protection des droits fondamentaux
En affirmant qu’elle n’est pas compétente, la Cour applique une jurisprudence bien établie, notamment depuis son arrêt de 1987 dans l’affaire 12/86, selon laquelle les exigences découlant de la protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique communautaire ne s’imposent aux États membres que lorsqu’ils agissent dans le champ d’application du droit communautaire. Autrement dit, la Cour de justice n’est pas une cour suprême des droits de l’homme ayant une compétence générale pour contrôler l’ensemble de la législation et des pratiques des États membres. Son rôle se limite à garantir que, lorsqu’un État membre met en œuvre une politique de l’Union ou déroge à une liberté fondamentale garantie par les traités, il le fait dans le respect des principes généraux, parmi lesquels figurent les droits de la défense.
La valeur de cet arrêt réside dans sa réaffirmation sobre et rigoureuse de ce principe de spécialité. En refusant d’examiner la procédure française au fond, la Cour évite toute ingérence dans un domaine relevant de l’autonomie procédurale et institutionnelle des États membres. Elle rappelle ainsi implicitement que le contrôle du respect des droits fondamentaux dans des situations purement internes relève de la compétence des juridictions nationales, au regard de leurs propres constitutions et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
B. Une stricte délimitation de l’office du juge de l’Union
La portée de cette décision est de consolider une vision claire de la fonction du renvoi préjudiciel. Cet instrument n’est pas destiné à permettre un contrôle abstrait de la compatibilité du droit national avec les principes généraux du droit de l’Union. Il doit nécessairement s’inscrire dans le cadre d’un litige où l’interprétation ou la validité d’une norme de l’Union est pertinente pour la solution de l’affaire au principal. En l’absence de ce lien, la Cour se doit de décliner sa compétence, sous peine de transformer le dialogue des juges en un mécanisme de censure des législations nationales en dehors des compétences attribuées à l’Union.
Cet arrêt, bien que rendu dans une configuration factuelle simple, constitue ainsi une décision de principe par la clarté avec laquelle il réitère les frontières de la juridiction de l’Union. Il enseigne que l’invocabilité des principes généraux du droit communautaire ne peut servir de moyen détourné pour étendre le champ d’application du droit de l’Union au-delà de ce que les traités et le droit dérivé prévoient. La protection des droits reste donc tributaire de la répartition des compétences entre l’Union et ses États membres.