Par un arrêt du 4 février 1985, la Cour de justice des Communautés européennes a été amenée à se prononcer sur la conciliation entre le principe de libre circulation des marchandises et les impératifs de protection de la santé publique. En l’espèce, un opérateur économique a fait l’objet de poursuites pénales dans un État membre pour avoir importé des oignons en provenance d’un autre État membre. Ces marchandises avaient été traitées au moyen d’une substance phytopharmaceutique, l’hydrazide maléique, dont l’usage était autorisé dans l’État d’exportation mais interdit dans l’État d’importation.
La procédure a été engagée devant le tribunal de police de Dijon, qui a été saisi de l’infraction à la réglementation nationale prohibant la commercialisation de fruits et légumes ayant fait l’objet de traitements chimiques non autorisés. Le prévenu a soutenu que cette interdiction nationale constituait une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative à l’importation, contraire à l’article 30 du traité CEE. Face à cette argumentation, la juridiction nationale a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si une réglementation nationale interdisant la commercialisation de produits agricoles traités avec une substance spécifique, et ayant pour effet d’empêcher leur importation, pouvait être justifiée au regard des exigences du droit communautaire. La Cour devait donc se prononcer sur la compatibilité d’une telle mesure avec les articles 30 et 36 du traité.
La Cour de justice répond que, en l’absence de réglementation communautaire harmonisée pour le pesticide en cause, les dispositions du traité ne s’opposent pas à ce qu’un État membre applique sa législation nationale interdisant la commercialisation de ces produits. Elle précise néanmoins que cette compétence reste encadrée par les principes du droit communautaire. La solution retenue par la Cour réaffirme ainsi la compétence des États membres pour la protection de la santé publique en l’absence d’harmonisation (I), tout en soumettant l’exercice de cette compétence à des conditions strictes issues du principe de proportionnalité (II).
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I. La confirmation de la compétence étatique en matière de protection de la santé
La Cour reconnaît que la réglementation nationale litigieuse constitue une entrave à la libre circulation des marchandises. Cependant, elle justifie cette restriction en rappelant la persistance de la compétence des États membres en matière de santé publique en l’absence de normes communautaires (A) et la légitimité de l’objectif de protection poursuivi face aux risques sanitaires (B).
A. La compétence résiduelle des États membres en l’absence d’harmonisation
La Cour constate d’abord que l’hydrazide maléique n’est couvert par aucune réglementation communautaire. En effet, elle relève que « L ‘usage du pesticide dont il S ‘ agit en L ‘ espece N ‘ est reglemente ni par la directive 76/895 du conseil , du 23 novembre 1976 […] ni par la directive 79/117 du conseil , du 21 decembre 1978 ». Ce constat est déterminant, car il place la situation en dehors du champ d’une compétence exclusive de la Communauté. En l’absence d’harmonisation, les États membres conservent le pouvoir de légiférer dans le domaine concerné.
La Cour en déduit logiquement que les États peuvent « reglementer la presence des residus de ces pesticides sur les denrees alimentaires D ‘ une facon qui peut varier D ‘ un pays a L ‘ autre en fonction des conditions climatologiques , de la composition de L ‘ alimentation habituelle de la population , ainsi que de L ‘ etat de sante de cette derniere ». Cette approche pragmatique reconnaît la diversité des situations nationales et la nécessité pour chaque État d’adapter sa réglementation aux spécificités locales. La justification de la mesure nationale repose donc sur la carence du droit communautaire et la subsidiarité qui en découle en matière de police sanitaire.
B. La légitimité de la protection contre les risques liés aux pesticides
Au-delà de la compétence formelle, la Cour examine la substance de la justification tirée de l’article 36 du traité. Elle rappelle que la protection de la santé et de la vie des personnes est l’un des motifs légitimes permettant de déroger au principe de libre circulation. Elle souligne que « les pesticides representent un danger important pour la sante des hommes et des animaux et pour L ‘ environnement », reprenant ainsi une considération déjà établie dans le droit communautaire.
Le juge communautaire admet que l’incertitude scientifique quant à la nocivité d’une substance peut justifier des mesures restrictives. La difficulté à prévoir et contrôler les quantités de résidus absorbées par les consommateurs justifie l’adoption de mesures rigoureuses. En validant une interdiction totale plutôt qu’une simple fixation de teneurs maximales, la Cour accorde aux États membres une marge d’appréciation significative pour déterminer le niveau de protection qu’ils jugent approprié, sous réserve du respect des exigences du traité.
Toutefois, cette compétence reconnue aux États membres n’est pas discrétionnaire et doit s’exercer dans le respect des principes fondamentaux du marché intérieur.
II. L’encadrement de la compétence étatique par le principe de proportionnalité
Si la Cour admet le principe de l’interdiction nationale, elle prend soin d’en délimiter rigoureusement les contours. Elle soumet la validité de telles mesures à des obligations dynamiques de réexamen (A) et à des garanties procédurales pour les opérateurs économiques (B), qui sont autant de manifestations du principe de proportionnalité.
A. L’obligation de réexamen de la mesure au regard des évolutions scientifiques
La Cour de justice impose aux autorités nationales une obligation de vigilance. Une interdiction, même légitime au moment de son adoption, ne saurait devenir immuable. Les États sont ainsi « tenues de revoir une interdiction D ‘ utilisation D ‘ un pesticide ou une teneur maximale prescrite S ‘ il leur apparait que les raisons qui ont conduit a edicter de telles mesures ont ete modifiees ». Cette obligation de réexamen peut être déclenchée par l’évolution des connaissances scientifiques ou la découverte de nouveaux usages moins dangereux d’un produit.
Cette exigence dynamique empêche qu’une mesure protectionniste se pérennise sous le couvert de la protection de la santé, alors même que les justifications initiales auraient disparu. L’État membre doit donc se tenir informé des progrès de la recherche et être prêt à adapter sa législation. Le caractère nécessaire de la restriction doit être apprécié de manière continue, ce qui constitue une garantie essentielle contre l’arbitraire et le protectionnisme déguisé.
B. L’exigence d’une procédure de dérogation accessible
En complément de l’obligation de réexamen, la Cour impose une condition d’ordre procédural. Les autorités nationales doivent « permettre , selon une procedure facilement accessible aux operateurs economiques , L ‘ octroi de derogations a la reglementation edictee , lorsqu ‘ il apparait qu ‘ un usage determine du pesticide en cause ne presente pas de danger pour la sante publique ». Cette obligation vise à assurer que l’interdiction générale puisse être tempérée au cas par cas.
Un importateur doit avoir la possibilité de démontrer que son produit, bien que traité avec la substance interdite, ne présente aucun risque pour la santé publique. L’existence d’une telle procédure assure que la mesure nationale ne va pas au-delà de ce qui est strictement nécessaire pour atteindre l’objectif de santé publique. Elle concrétise le principe de proportionnalité en offrant une voie pour concilier la protection des consommateurs et les exigences de la libre circulation des marchandises, évitant ainsi qu’une interdiction générale et abstraite ne s’applique de manière aveugle à des situations qui ne le justifient pas.