Un arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes le 10 mars 1987, dans l’affaire 188/86, offre une illustration précise de la manière dont le droit communautaire encadre les interventions économiques des États membres. En l’espèce, un boucher détaillant faisait l’objet de poursuites pénales pour avoir pratiqué des prix de vente de viande bovine supérieurs à ceux autorisés par une réglementation nationale. Cette dernière instaurait un système de contrôle des prix de détail reposant sur l’addition d’une marge commerciale fixe et de frais de transport forfaitaires au prix d’achat moyen du professionnel.
Le tribunal de première instance avait relaxé le prévenu, jugeant la réglementation française contraire au droit communautaire. Sur appel du ministère public, la juridiction du second degré a sursis à statuer et a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Elle interrogeait la Cour sur la compatibilité de ce dispositif national de fixation des prix avec les articles 30, 3, sous f), et 85 du traité CEE, relatifs respectivement à la libre circulation des marchandises et aux règles de concurrence. Il s’agissait donc de déterminer dans quelle mesure un État membre peut encadrer les prix de détail d’un produit agricole couvert par une organisation commune des marchés sans porter atteinte aux libertés fondamentales du traité.
La Cour de justice répond que si une telle réglementation n’est pas en soi contraire aux règles de concurrence, elle peut constituer une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative. Tel est le cas lorsque les montants forfaitaires fixés, tels que la marge commerciale et les frais de transport, ne permettent pas de couvrir adéquatement les coûts réels d’importation. De plus, un tel système est incompatible avec l’organisation commune des marchés si le forfait pour les frais de transport est insuffisant pour couvrir les coûts d’approvisionnement sur le marché national, affectant ainsi le réseau de distribution.
La solution retenue par la Cour réaffirme la compétence de principe des États membres en matière de contrôle des prix, tout en la subordonnant au respect scrupuleux des règles de l’organisation commune des marchés (I). En conséquence, la Cour censure tout mécanisme de prix qui, par sa conception forfaitaire, aboutit à entraver la libre circulation des marchandises au sein du marché commun (II).
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**I. La conciliation encadrée du pouvoir réglementaire national et du droit communautaire des prix**
La Cour de justice articule sa décision autour d’un équilibre entre la souveraineté des États et les impératifs du droit communautaire. Elle reconnaît la légitimité d’une intervention étatique sur les prix de détail (A), mais rappelle fermement que cette compétence doit s’exercer dans le respect de la primauté et des objectifs de l’organisation commune des marchés concernée (B).
**A. Le maintien de la compétence étatique en matière de contrôle des prix de détail**
La Cour écarte d’emblée l’application des articles 3, sous f), et 85 du traité. Elle juge qu’une réglementation fixant les prix de manière unilatérale par l’autorité publique ne relève pas du champ des ententes entre opérateurs économiques. Cette clarification permet de concentrer l’analyse sur le véritable enjeu du litige : la confrontation du dispositif national avec les règles de la libre circulation des marchandises. La Cour ne condamne pas par principe un tel contrôle des prix.
Elle confirme une jurisprudence antérieure, notamment son arrêt du 17 janvier 1980, selon laquelle les États membres conservent le pouvoir de légiférer sur la formation des prix aux stades du commerce de détail et de la consommation. Cette compétence demeure valide même pour des produits soumis à une organisation commune des marchés, laquelle harmonise principalement les prix aux stades de la production et du gros. La fixation d’une marge commerciale par le détaillant n’est donc pas, en soi, jugée attentatoire aux objectifs du droit communautaire, à condition que son calcul ne perturbe pas le mécanisme de prix de l’organisation de marché.
**B. La primauté de l’organisation commune des marchés sur les réglementations nationales**
Le pouvoir réglementaire des États membres trouve cependant une limite fondamentale dans les objectifs et le fonctionnement de l’organisation commune des marchés. En l’occurrence, le règlement n° 805/68, portant sur le secteur de la viande bovine, établit un régime de prix qui constitue la pierre angulaire du marché commun dans ce domaine. La Cour rappelle que toute mesure nationale susceptible de compromettre ce régime doit être examinée à l’aune de ce règlement avant même de l’être au regard des articles du traité.
Cette approche garantit la cohérence du système agricole commun. Une réglementation nationale, bien qu’applicable sans distinction aux produits nationaux et importés, ne saurait être validée si elle neutralise dans les faits les mécanismes de prix établis par le droit communautaire. La Cour souligne que la marge commerciale du détaillant doit être « pour l’essentiel calculée à partir des prix d’achat tels qu’ils sont pratiqués aux stades de la production et du commerce de gros ». Ce faisant, elle s’assure que le prix final au consommateur reflète, même indirectement, les signaux du marché européen et non les seuls impératifs d’une politique de prix nationale.
Dès lors que la réglementation nationale est susceptible d’interférer avec les objectifs de l’organisation commune, la Cour en contrôle la compatibilité au regard des principes fondamentaux du traité. Elle s’attache ainsi à vérifier si le mécanisme de prix retenu ne constitue pas une entrave déguisée aux échanges.
**II. La sanction d’un mécanisme de prix entravant la libre circulation des marchandises**
La Cour de justice identifie deux effets pervers potentiels dans le système de prix français, qui le rendent incompatible avec le droit communautaire. Elle se concentre sur l’effet restrictif que peut engendrer une marge fixe (A) et sur la perturbation du marché provoquée par un forfait de transport inadapté (B).
**A. L’appréciation de l’effet restrictif d’un système de marge commerciale fixe**
S’appuyant sur une jurisprudence constante, la Cour rappelle qu’une réglementation des prix peut constituer une mesure d’effet équivalant à une restriction quantitative, prohibée par l’article 30 du traité, « lorsque les prix se situent à un niveau tel que les produits importés sont défavorisés par rapport aux produits nationaux identiques ». L’analyse se déplace alors du principe de la réglementation à ses effets concrets sur les flux commerciaux.
Dans le cas d’espèce, le risque de discrimination provient du caractère forfaitaire de la marge bénéficiaire et des frais de transport. La Cour estime qu’un tel système est contraire à l’article 30 du traité et à l’article 22 du règlement n° 805/68 « lorsque la marge fixe et le montant des frais de transport forfaitaires ne tiennent pas suffisamment compte des frais d’importation effectivement exposés par les détaillants ». Un commerçant qui choisirait de s’approvisionner dans un autre État membre supporterait des coûts d’importation réels que le forfait ne couvrirait pas nécessairement. Sa rentabilité serait alors diminuée, le dissuadant d’importer et créant de ce fait une barrière non tarifaire aux échanges.
**B. L’incompatibilité d’un forfait de transport affectant le réseau de distribution**
Au-delà de la seule question des importations, la Cour examine l’impact du système de prix sur le marché intérieur national lui-même. Elle relève que l’organisation commune des marchés vise à garantir un approvisionnement fluide sur l’ensemble du territoire de l’Union. Or, un forfait de transport inadapté peut compromettre cet objectif en rendant non rentable l’approvisionnement dans certaines régions.
La Cour juge ainsi que le système de prix est incompatible avec le règlement n° 805/68 « lorsque les frais de transport sont fixés d’une manière forfaitaire qui est insuffisante pour couvrir les frais d’approvisionnement sur le marché national effectivement exposés par les détaillants et qui affecte, par conséquent, le réseau de distribution des viandes bovines dans certaines régions ». Cette analyse démontre une compréhension fine des réalités économiques. En pénalisant les commerçants situés loin des grands centres d’approvisionnement, le système risque de cloisonner le marché national, ce qui contrevient directement aux finalités de l’organisation commune. Il appartient donc à la juridiction nationale d’évaluer si le montant forfaitaire produit concrètement un tel effet de distorsion.