Par un arrêt en date du 7 mars 1991, la Cour de justice des Communautés européennes, saisie d’une question préjudicielle par le tribunal du travail de Bruxelles, a précisé l’interprétation de l’article 51 du règlement n° 1408/71 relatif à la coordination des régimes de sécurité sociale. En l’espèce, une travailleuse ayant exercé son activité professionnelle en Italie et en Belgique percevait des pensions de retraite de ces deux États. Elle bénéficiait également, au titre de la législation belge, d’une pension de survie. Conformément à une règle anticumul prévue par le droit belge, le montant de cette pension de survie a été initialement réduit afin que le total des prestations perçues ne dépasse pas un plafond légal.
La procédure a pris naissance lorsque, suite à des revalorisations de la pension italienne dues à l’évolution du coût de la vie, l’organisme de pension belge a procédé à de nouvelles réductions de la pension de survie pour maintenir le respect du plafond national. La bénéficiaire a contesté cette méthode de calcul devant la juridiction belge, soutenant qu’elle était contraire à l’article 51, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71. Face à cette argumentation, le tribunal du travail de Bruxelles a interrogé la Cour sur la compatibilité d’un tel recalcul avec le droit communautaire. La question de droit soulevée était donc de savoir si les dispositions du droit communautaire, et en particulier l’article 51 du règlement précité, s’opposent à ce qu’une prestation de sécurité sociale, liquidée en application d’une règle anticumul nationale, soit diminuée en raison de la revalorisation d’une autre prestation versée par un autre État membre, lorsque cette revalorisation résulte de l’évolution générale de la situation économique et sociale.
À cette question, la Cour a répondu par la négative, affirmant que ni l’article 51, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71, ni aucune autre disposition du droit communautaire ne permettent de modifier le montant d’une pension pour maintenir un plafond anticumul national face à des variations de prestations étrangères liées à la conjoncture économique. La Cour fonde sa solution sur une interprétation stricte des règles de coordination (I), consacrant ainsi la primauté de la stabilité des prestations sur les logiques purement nationales (II).
***
I. La portée de l’interdiction du recalcul des prestations
La Cour de justice clarifie la portée de l’article 51, paragraphe 1, du règlement en refusant l’application dynamique des règles anticumul nationales (A) et en consolidant la distinction entre la revalorisation des prestations et la modification de leurs règles de calcul (B).
A. Le refus d’une application dynamique des règles anticumul nationales
L’organisme de pension national soutenait que les ajustements effectués sur la pension de survie ne constituaient pas un recalcul au sens de l’article 46 du règlement, mais une simple application continue de sa législation anticumul. Il estimait que seule la comparaison entre le régime national et le régime communautaire était interdite par l’article 51, paragraphe 1. La Cour écarte fermement cette lecture, considérant que toute modification de la pension de survie en réaction à l’augmentation de la pension étrangère impliquerait nécessairement un nouveau calcul prohibé.
La juridiction communautaire précise que « cette modification ne pourrait intervenir qu’à la condition de s’être assuré préalablement qu’ainsi modifiée la pension de survie reste au moins aussi avantageuse », ce qui « impliquerait de procéder à nouveau à une comparaison entre ces deux régimes, ce à quoi s’oppose précisément l’article 51, paragraphe 1, du règlement n° 1408/71 ». L’interdiction vise donc non seulement le calcul comparatif formel, mais aussi tout ajustement qui, en pratique, reviendrait à réévaluer les droits du bénéficiaire en dehors des cas prévus, neutralisant ainsi les garanties offertes par le droit communautaire.
B. La distinction entre l’adaptation des prestations et leur revalorisation
La décision repose sur une distinction fondamentale établie par l’article 51 du règlement. Le paragraphe 2 de cet article impose un recalcul des prestations en cas de modification du mode d’établissement ou des règles de calcul, notamment suite à un changement dans la situation personnelle du travailleur. À l’inverse, le paragraphe 1 exclut un tel recalcul lorsque la variation d’une prestation résulte de « l’évolution générale de la situation économique et sociale », comme une indexation sur le coût de la vie.
La Cour rappelle cette dichotomie pour conclure que les augmentations de la pension italienne relèvent exclusivement du paragraphe 1. Par conséquent, elles doivent produire leur plein effet sans entraîner une modification corrélative de la pension belge. Comme le souligne la Cour, ces revalorisations « doivent être appliquées directement à cette pension » sans que la prestation versée par l’autre État membre ne subisse « aucune conséquence de ces augmentations ». Cette interprétation assure que les mécanismes d’adaptation conjoncturelle ne deviennent pas un prétexte pour remettre en cause l’équilibre des droits initialement liquidés.
II. La consolidation d’un principe favorable au travailleur migrant
En interdisant le recalcul, la Cour garantit la pleine effectivité des revalorisations accordées aux travailleurs migrants (A), affirmant ainsi une solution qui renforce la cohérence du droit communautaire de la sécurité sociale (B).
A. La garantie de la pleine effectivité des revalorisations
La valeur de cet arrêt réside principalement dans la protection du pouvoir d’achat du travailleur migrant. Si la thèse de l’organisme national avait été retenue, l’augmentation de la pension italienne, destinée à compenser l’érosion monétaire, aurait été systématiquement annulée par une diminution équivalente de la pension belge. Le bénéfice de l’indexation serait devenu purement théorique pour le bénéficiaire, détournant ainsi la finalité sociale de ces mécanismes de revalorisation.
La solution de la Cour assure au contraire que le travailleur profite effectivement de l’amélioration de ses prestations. En jugeant que la pension de survie « ne saurait être affectée, ni directement ni indirectement, par la modification » de l’autre prestation, la Cour consacre un principe de non-neutralisation. Les gains obtenus dans un État membre en raison de l’évolution économique ne peuvent être confisqués par un autre État membre au nom de ses règles budgétaires internes, garantissant ainsi l’effet utile des droits à pension coordonnés.
B. La portée de la solution au regard du droit communautaire de la sécurité sociale
Sur le plan de la portée, cette décision s’inscrit dans une jurisprudence constante visant à assurer la prééminence des objectifs de la coordination communautaire sur les particularismes nationaux. Bien que le droit communautaire n’ait pas pour but d’harmoniser les régimes de sécurité sociale et permette l’application de règles anticumul nationales lors de la liquidation initiale des droits, il en limite les effets dans le temps pour garantir la stabilité juridique et la prévisibilité pour les travailleurs.
En précisant que « les seules évolutions que peut connaître une prestation de vieillesse sont constituées par les variations […] résultant des règles nationales d’indexation mises en œuvre par l’État débiteur de cette prestation », la Cour établit une règle claire. Une fois liquidée, une prestation ne peut plus être affectée par les évolutions conjoncturelles d’une autre. Cet arrêt de principe renforce l’un des piliers du règlement n° 1408/71 : assurer que le travailleur qui a exercé sa liberté de circulation ne soit pas pénalisé par l’interaction complexe et parfois contradictoire des législations nationales.