Par un arrêt en date du 27 mai 1987, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé la portée d’une dérogation à l’obligation d’équiper les véhicules de transport routier d’un appareil de contrôle. En l’espèce, une personne était poursuivie au Royaume-Uni pour avoir utilisé un camion non équipé d’un tachygraphe. Ce véhicule avait été modifié par l’ajout d’équipements spécifiques, tels qu’un treuil et une grue, afin de servir au dépannage. Son propriétaire, un professionnel de la réparation automobile, l’employait pour transporter des véhicules non fonctionnels qu’il avait achetés, en vue de les remettre en état puis de les revendre. Saisie du litige pénal, la High Court of Justiciary d’Édimbourg a sursis à statuer pour interroger la Cour de justice. La juridiction de renvoi cherchait à savoir si un camion ainsi aménagé, et pouvant être qualifié de « véhicule spécialisé de dépannage », bénéficiait de l’exemption de l’obligation d’installer un appareil de contrôle, y compris lorsqu’il était utilisé pour une activité commerciale distincte du dépannage strict. Il s’agissait donc de déterminer si l’exemption dépendait des caractéristiques intrinsèques du véhicule ou de son usage effectif à un moment donné. La Cour a jugé que la notion de « véhicule spécialisé de dépannage », au sens du règlement n°543/69, vise un véhicule dont la construction ou l’équipement permanent le destine principalement à enlever des véhicules accidentés ou en panne. Elle a ensuite affirmé qu’un tel véhicule est dispensé de satisfaire aux conditions relatives à l’appareil de contrôle, « quel que soit l’usage qui en est effectivement fait par son propriétaire ».
La Cour de justice consacre ainsi une approche objective de la dérogation, fondée sur les caractéristiques inhérentes au véhicule (I), ce qui a pour effet de clarifier le champ d’application de l’exemption tout en posant des limites à son extension (II).
I. La consécration d’une approche objective de la dérogation
La solution retenue par la Cour repose sur une définition stricte de la notion de véhicule spécialisé, fondée exclusivement sur ses attributs matériels (A), ce qui conduit logiquement à écarter tout critère lié à son utilisation ponctuelle (B).
A. La définition du véhicule spécialisé par ses attributs permanents
La Cour s’attache à définir le « véhicule spécialisé de dépannage » en se référant à des éléments matériels et vérifiables. Pour ce faire, elle s’appuie sur un arrêt antérieur et précise que le caractère spécialisé découle de « la construction, l’équipement ou d’autres caractéristiques permanentes » qui garantissent que le véhicule est « principalement utilisé » pour l’activité de dépannage. Le critère n’est donc pas l’usage absolu ou exclusif, mais une destination principale, objectivement identifiable. La Cour lie cette spécialisation à une finalité précise, à savoir « enlever des véhicules récemment accidentés ou autrement atteints d’une panne de fonctionnement ». Un véhicule ne saurait donc être qualifié de spécialisé pour le seul fait qu’il transporte occasionnellement des véhicules en panne ; ses équipements doivent le dédier à cette fonction. En somme, l’analyse doit se porter sur la structure même du véhicule et non sur les circonstances de son emploi.
B. Le rejet d’un critère fondé sur l’utilisation effective
En conséquence logique de cette approche objective, la Cour de justice écarte l’usage réel du véhicule comme condition d’application de la dérogation. Elle justifie cette interprétation en comparant le point 9 de l’article 4 du règlement n°543/69 avec d’autres dérogations prévues par le même article. Certaines de ces exemptions mentionnent expressément l’usage auquel les véhicules doivent être affectés. L’absence d’une telle condition pour les véhicules spécialisés de dépannage révèle l’intention du législateur de ne pas subordonner l’exemption à une analyse au cas par cas de chaque transport. Le fait que le propriétaire utilise le véhicule pour transporter des voitures qu’il a achetées en vue de les revendre est donc jugé inopérant. La Cour affirme ainsi clairement que dès lors qu’un véhicule satisfait aux critères de spécialisation, il bénéficie de l’exemption de manière permanente, « quel que soit l’usage qui en est effectivement fait par son propriétaire ».
Cette interprétation pragmatique a une valeur et une portée significatives, car elle vise à renforcer la sécurité juridique tout en laissant aux juridictions nationales le soin d’apprécier les faits.
II. La portée et la valeur d’une interprétation pragmatique
La décision de la Cour de justice offre une solution claire qui renforce la sécurité juridique pour les opérateurs économiques (A), bien qu’elle reporte sur le juge national la responsabilité d’en contrôler les limites (B).
A. Le renforcement de la sécurité juridique pour les opérateurs
La valeur principale de cet arrêt réside dans la promotion de la sécurité juridique. En fondant la dérogation sur les seules caractéristiques permanentes du véhicule, la Cour établit une règle claire et prévisible. Un opérateur économique peut ainsi savoir avec certitude si son véhicule est soumis ou non à l’obligation d’installer un tachygraphe, sans que ce statut ne puisse changer en fonction de la nature de chaque mission. Une approche fondée sur l’usage effectif aurait créé une insécurité considérable, obligeant les conducteurs à déterminer, pour chaque trajet, si l’opération relevait du dépannage strict ou d’un simple transport. Une telle complexité aurait rendu l’application de la règle difficile et son contrôle quasi impossible. La solution retenue est donc pragmatique : elle simplifie l’application du droit et évite des distinctions subtiles et potentiellement arbitraires.
B. Une application contrôlée par le juge national
Si la portée de la décision est d’établir un principe général, la Cour en tempère les effets en renvoyant l’appréciation des faits au juge national. Elle précise en effet qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si le camion en cause « satisfait à ces critères ». Cette répartition des rôles est classique dans le cadre d’une question préjudicielle. Le juge national devra donc examiner concrètement les équipements du véhicule pour déterminer si sa conception le destine bien principalement au dépannage. Cette étape est cruciale, car elle constitue le garde-fou contre les abus potentiels. Un véhicule qui ne serait que très légèrement modifié pour simuler une fonction de dépannage, tout en étant presque exclusivement utilisé pour le transport de marchandises, pourrait se voir refuser le bénéfice de l’exemption par le juge national. La Cour fournit ainsi une ligne directrice claire tout en préservant la capacité des juridictions des États membres à sanctionner les détournements de la règle.