Arrêt de la Cour (troisième chambre) du 21 mars 1985. – Ferriere di Borgaro SpA contre Commission des Communautés européennes. – Quotas de production pour l’acier. – Affaire 66/84.

Par un arrêt rendu dans l’affaire 66/84, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’appréciation d’une sanction infligée pour le dépassement d’un quota de production d’acier, dans le contexte particulier du régime institué par le traité CECA. En l’espèce, une entreprise sidérurgique avait déclaré par erreur une partie de sa production dans une catégorie de produits erronée sous l’empire d’une première décision générale. Cette erreur a conduit à la fixation d’un quota de production très bas pour un trimestre donné sous le régime d’une nouvelle décision. L’entreprise, constatant l’inadéquation de ce quota, en a demandé la rectification à plusieurs reprises auprès de l’autorité administrative compétente. Une vérification sur place a confirmé le bien-fondé de la demande, mais la décision rectificative n’a été adoptée qu’après la fin du trimestre concerné. Entre-temps, l’entreprise avait dépassé le quota initialement notifié, tout en veillant à réduire sa production au cours du trimestre suivant pour compenser une partie de ce dépassement. Saisie d’un recours contre la décision lui infligeant une amende pour ce dépassement, l’entreprise a soutenu que la responsabilité de l’infraction incombait à l’autorité administrative en raison de sa réaction tardive. Il revenait donc aux juges de déterminer dans quelle mesure le comportement de l’administration pouvait affecter la sanction d’un dépassement de quota dont l’origine résidait dans une déclaration erronée de l’entreprise. La Cour a décidé de ne pas annuler la sanction, validant ainsi le principe de l’infraction, mais a substantiellement réduit le montant de l’amende, retenant que « l’état d’incertitude dans lequel l’entreprise s’est trouvée » du fait de la lenteur administrative constituait une circonstance atténuante.

Cette solution conduit à un partage de responsabilités, où la faute initiale de l’opérateur est reconnue mais dont les conséquences sont atténuées par la défaillance de l’autorité de régulation. Ainsi, si la responsabilité de l’entreprise dans la survenance de l’irrégularité demeure un principe fermement établi (I), la prise en compte de l’inertie administrative vient modérer de manière significative la rigueur de la sanction (II).

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I. La confirmation de la responsabilité de l’entreprise comme source du dépassement

La Cour de justice prend soin de ne pas exonérer l’entreprise de sa responsabilité première, qui découle directement de l’irrégularité de ses propres déclarations (A). Cependant, elle admet que cette responsabilité doit être appréciée à la lumière des devoirs qui pèsent sur l’administration, dont la défaillance constitue un facteur atténuant majeur (B).

A. Le maintien du principe de responsabilité de l’opérateur économique

L’arrêt rappelle avec force que l’obligation de déclarer correctement la production incombe à l’entreprise elle-même. Les juges considèrent que les conséquences d’une déclaration inexacte, qu’elle porte sur la quantité ou la classification des produits, relèvent de la responsabilité première de l’opérateur. La Cour énonce clairement que « c’est donc à elle qu’incombe la responsabilité des conséquences d’une déclaration irrégulière ». L’entreprise ne peut se décharger de cette obligation fondamentale en invoquant une éventuelle négligence des services de contrôle. La circonstance que les inspecteurs de la Commission n’aient pas immédiatement décelé l’erreur n’est pas jugée pertinente pour exonérer la requérante.

De surcroît, la Cour écarte l’argument d’une prétendue complexité ou d’un manque de clarté de la réglementation applicable. Elle constate que les textes pertinents, notamment par le biais de renvois à des normes techniques distribuées aux professionnels, permettaient de classifier sans ambiguïté les produits en cause. En rejetant cette ligne de défense, la Cour réaffirme que les opérateurs économiques, en particulier dans un secteur aussi réglementé que celui de l’acier sous le traité CECA, sont tenus à un devoir de diligence et de connaissance de la législation qui leur est applicable. L’erreur commise est donc imputable à l’entreprise et constitue le fait générateur de l’infraction.

B. La reconnaissance de la défaillance administrative comme circonstance atténuante

Toutefois, la Cour ne s’en tient pas à cette seule constatation. Elle analyse avec précision le comportement de l’institution suite aux demandes de rectification de l’entreprise. Si la responsabilité de l’attribution initiale erronée du quota est imputée à la requérante, cette circonstance ne dispense pas pour autant l’autorité administrative de son devoir de diligence. L’institution se devait de corriger l’erreur dans les meilleurs délais une fois avertie et après avoir procédé aux vérifications nécessaires. Or, la Cour relève que la décision rectificative a été adoptée « après l’expiration du trimestre en cause, à trois mois de la date de la première demande de rectification et à presque deux mois de la date de l’inspection sur les lieux ».

Ce délai est jugé excessif et fautif. La Cour considère que l’autorité « a omis de rectifier en temps utile sa décision erronée, cette omission mettant la requérante dans l’impossibilité de programmer sa production correctement ». Cette lenteur administrative a placé l’entreprise dans un « état d’incertitude » qui, sans effacer l’infraction, en diminue la gravité. Le manquement de l’administration à son obligation de bonne administration devient ainsi un élément central dans l’appréciation de la sanction, justifiant une analyse plus nuancée que la simple application mécanique des textes répressifs.

Cette approche pragmatique, qui distingue la cause de l’infraction de ses modalités, conduit la Cour à moduler la sanction pour tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce. Il convient dès lors d’examiner la portée de cette solution équilibrée qui, tout en confirmant le pouvoir de sanction de l’administration, en fixe les justes limites.

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II. La portée d’une solution d’équité modérant la rigueur de la sanction

En décidant de réduire l’amende, la Cour ne se contente pas de trancher un litige particulier ; elle affine les principes du contrôle juridictionnel sur les sanctions administratives (A) et rappelle l’existence d’une obligation de diligence qui pèse sur les institutions communautaires (B).

A. La valeur d’un contrôle de pleine juridiction pragmatique

La décision illustre parfaitement l’exercice par la Cour de son pouvoir de pleine juridiction en matière de sanctions. Plutôt que de s’en tenir à une analyse binaire – légalité ou illégalité de la décision –, les juges procèdent à une appréciation complète des faits et des comportements respectifs des parties. La réduction de l’amende n’est pas fondée sur une erreur de droit commise par l’institution dans l’établissement de la sanction, mais sur une appréciation d’équité tenant compte de l’ensemble du contexte. La Cour prend ainsi en considération non seulement la compensation partielle du dépassement opérée par l’entreprise au trimestre suivant, mais surtout la période d’incertitude prolongée causée par l’administration.

Cette approche pragmatique permet de proportionner la sanction non seulement à la gravité objective de l’infraction, mais aussi au degré de responsabilité de chacune des parties dans la situation litigieuse. En fixant l’amende à un taux réduit pour la partie du dépassement qui a fait l’objet d’une compensation, et à un taux de base non majoré pour le surplus, la Cour façonne une sanction sur mesure. Elle démontre ainsi que la justice administrative ne se résume pas à une application rigide des textes, mais intègre une dimension de juste appréciation, essentielle pour garantir l’acceptabilité et l’efficacité du droit répressif.

B. L’affirmation du principe de bonne administration

Au-delà de son aspect équitable, l’arrêt revêt une portée normative significative en ce qu’il sanctionne implicitement une carence administrative. En liant directement la réduction de l’amende au retard de l’institution à traiter la demande de l’entreprise, la Cour rappelle que les prérogatives de puissance publique s’accompagnent de devoirs. Le principe de bonne administration, qui exige des institutions qu’elles agissent avec diligence et célérité, trouve ici une application concrète. Une administration ne peut laisser un opérateur dans l’incertitude quant à ses obligations légales, surtout lorsque cette incertitude est le résultat d’un processus qu’elle maîtrise.

La solution retenue constitue donc un avertissement pour l’autorité administrative : son inertie peut avoir pour conséquence d’affaiblir sa capacité à sanctionner. Bien que la faute initiale de l’entreprise ne soit pas effacée, la faute subséquente de l’administration vient en quelque sorte rompre le lien de causalité exclusif et justifie une modération de la peine. Cette jurisprudence renforce la protection des administrés face à d’éventuelles défaillances des institutions et contribue à l’équilibre des rapports entre les opérateurs économiques et les autorités de régulation. Elle établit que le droit de sanctionner ne saurait être exercé sans tenir compte de la propre diligence de celui qui l’exerce.

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