Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel du tribunal d’instance de Saint-Denis, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’application du prélèvement agricole à l’importation dans le secteur des céréales. En l’espèce, une coopérative agricole située dans un département français d’outre-mer avait importé du maïs en provenance d’un pays tiers entre 1980 et 1983. Le prix d’achat de cette marchandise se révélait supérieur au prix de seuil fixé par la réglementation communautaire. L’administration douanière a néanmoins procédé à la liquidation et à la perception des prélèvements agricoles correspondants, conformément au règlement portant organisation commune des marchés dans ce secteur.
La coopérative a alors contesté le bien-fondé de cette taxation et a sollicité le remboursement des sommes versées. Saisi du litige, le juge national a décidé de surseoir à statuer et de poser plusieurs questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait pour la juridiction nationale de savoir, d’une part, si le mécanisme du prélèvement restait applicable lorsque le prix à l’importation était déjà supérieur au prix communautaire. D’autre part, elle interrogeait la Cour sur la compatibilité d’une application uniforme de cette réglementation avec le principe de non-discrimination, eu égard à la situation géographique et économique particulière du département d’outre-mer. Enfin, elle cherchait à déterminer si cette situation pouvait constituer une « circonstance particulière » justifiant un remboursement au titre de l’équité.
La question de droit soulevée était donc de savoir si le prélèvement agricole, en tant qu’instrument de régulation des marchés, doit être appliqué de manière automatique et objective, sans égard pour le prix réel de la transaction, et si le fait de ne pas déroger à cette règle pour un territoire aux contraintes spécifiques constitue une discrimination ou une situation justifiant un remboursement.
À ces questions, la Cour de justice a répondu que le prélèvement à l’importation demeure applicable même lorsque le prix d’achat réel est supérieur au prix communautaire, ce mécanisme relevant d’une logique de marché et non des conditions d’une transaction particulière. Elle a ensuite jugé que l’application de ce prélèvement ne constituait pas une violation du principe de non-discrimination, le législateur communautaire disposant d’une marge d’appréciation pour décider si une situation objectivement différente justifie une dérogation. Finalement, elle a affirmé que la situation économique et géographique d’un territoire ne saurait constituer des « circonstances particulières » au sens du droit douanier, cette notion visant des situations spécifiques à un opérateur et non des conditions générales affectant un nombre indéfini d’entre eux.
La solution de la Cour réaffirme avec force la nature du prélèvement agricole comme un outil de politique économique, indifférent aux transactions individuelles (I), tout en offrant une interprétation stricte des possibilités de dérogation fondées sur l’équité ou le principe de non-discrimination (II).
***
I. La confirmation rigoureuse de la logique du prélèvement agricole
La Cour de justice saisit l’occasion de cet arrêt pour rappeler la nature et la finalité du prélèvement à l’importation, en affirmant son caractère objectif et automatique (A) qui prime sur les conditions particulières dans lesquelles une transaction peut être conclue (B).
A. Le caractère objectif et automatique du mécanisme de prélèvement
Le raisonnement de la juridiction communautaire repose sur une définition stricte du prélèvement agricole. Celui-ci n’est pas un simple droit de douane destiné à taxer une marchandise franchissant la frontière, mais un instrument de régulation économique. La Cour le définit comme une « redevance regulatrice des echanges exterieurs liee a une politique commune des prix ». Cette qualification emporte des conséquences déterminantes, car elle déconnecte entièrement le calcul de la taxe du prix réel payé par l’importateur. Le prélèvement vise à combler l’écart entre le prix mondial, réputé plus bas, et le prix seuil communautaire, afin de protéger la production intérieure.
Le système fonctionne ainsi sur la base de prix de référence et fait abstraction des conditions spécifiques de chaque opération commerciale. La Cour le précise sans ambiguïté en indiquant qu’il « est applicable meme lorsque le prix d’achat reel ne correspond pas au prix fictif de reference et est superieur non seulement a ce dernier, mais aussi au prix communautaire ». En validant une application aussi mécanique, la Cour confirme que le système est conçu pour fonctionner de manière abstraite. Il appartient aux opérateurs économiques de s’adapter à cette réglementation et d’orienter leurs choix commerciaux en conséquence, la prévisibilité du mécanisme étant la contrepartie de sa rigidité.
B. La primauté de la préférence communautaire sur les conditions d’achat
En avalisant l’application du prélèvement dans des circonstances où il semble économiquement paradoxal, la Cour réaffirme l’un des piliers de la politique agricole commune : la préférence communautaire. L’objectif de cet instrument n’est pas d’assurer l’équité de chaque transaction commerciale isolée, mais de garantir la stabilité du marché intérieur. Sa finalité est « d’assurer le respect de la preference communautaire ainsi que la realisation des objectifs de la politique agricole commune ». Le prélèvement a donc une fonction dissuasive, incitant les importateurs à s’approvisionner prioritairement au sein de la Communauté.
La situation de l’opérateur, contraint d’importer à un coût élevé depuis un pays tiers, est jugée inopérante. La Cour considère que les difficultés logistiques ou les coûts de transport ne sauraient faire obstacle à la logique d’ensemble de l’organisation commune de marché. Cette approche, si elle peut paraître sévère pour un opérateur individuel, est la condition de l’efficacité et de l’intégrité de la politique agricole. Toute prise en compte des prix réels de chaque importation introduirait une complexité ingérable et ouvrirait une brèche dans le système de protection du marché.
***
Ayant ainsi solidement ancré le prélèvement dans sa fonction de régulation de marché, la Cour se penche sur les arguments de l’importateur qui cherchait à se prévaloir d’un traitement dérogatoire. La réponse de la Cour témoigne d’une interprétation tout aussi restrictive des exceptions possibles au droit commun agricole.
II. L’interprétation restrictive des dérogations au droit commun agricole
La Cour de justice examine successivement les deux fondements qui pourraient justifier une exception : le principe de non-discrimination (A) et la notion de « circonstances particulières » permettant un remboursement pour des raisons d’équité (B). Dans les deux cas, son interprétation ferme la porte à une application différenciée de la règle.
A. Le rejet de la discrimination en l’absence de situation objectivement distincte
L’opérateur économique soutenait que la situation géographique et économique du département d’outre-mer était objectivement différente de celle du reste de la Communauté, et que l’application d’un traitement identique constituait une discrimination prohibée par l’article 40 du traité. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle la discrimination consiste à traiter différemment des situations identiques ou identiquement des situations différentes. Cependant, elle estime qu’en l’espèce, les situations ne sont pas suffisamment différentes pour imposer une dérogation.
La Cour relève que le reste de la Communauté est également déficitaire en maïs et doit en importer, supportant des frais de transport parfois élevés. Elle confère ainsi au législateur communautaire une large marge d’appréciation pour déterminer si une situation géographique ou économique exige des mesures spécifiques. Elle note que ce même législateur a su user de ce pouvoir, par exemple en exonérant de prélèvement les importations de riz pour ce même territoire. En l’absence d’une telle mesure pour le maïs, la Cour estime qu’il n’apparaît pas que la Commission ait « depasse la marge d’appreciation dont elle dispose en la matiere ». Cette position renforce la séparation des pouvoirs, laissant au politique le soin d’opérer de tels choix et refusant de se substituer à lui pour corriger ce qui pourrait apparaître comme une rigueur excessive de la loi.
B. Le refus de qualifier la situation géographique de « circonstance particulière »
Subsidiairement, la coopérative demandait un remboursement sur le fondement de l’article 13 du règlement n°1430/79, une disposition permettant la remise de droits à l’importation en cas de « circonstances particulières ». La Cour rejette cet argument en livrant une interprétation stricte de cette notion. Elle la qualifie de « clause generale d’equite destinee a couvrir les situations autres que celles qui etaient le plus couramment constatees dans la pratique ». Son champ d’application est donc limité aux cas atypiques, propres à la situation d’un opérateur particulier dans son rapport avec l’administration.
Or, la Cour constate que « la situation geographique et economique de l’ile de la reunion est de nature objective et concerne un nombre indefini d’operateurs economiques ». Par conséquent, une telle situation générale ne peut constituer une « circonstance particulière » au sens de ce texte. Admettre le contraire reviendrait à utiliser une clause d’équité pour neutraliser l’application d’une règle de portée générale, ce qui créerait une insécurité juridique et perturberait l’équilibre institutionnel. La portée de cet enseignement est considérable : il circonscrit la clause d’équité à sa fonction de remède individuel et ponctuel, et lui refuse le statut de voie de recours déguisée contre la législation elle-même.