Par un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel du Bayerische Oberste Landesgericht, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé le champ d’application des règles relatives à l’enrichissement des produits vinicoles. En l’espèce, un producteur allemand avait fait l’objet de poursuites pénales pour avoir augmenté le titre alcoométrique d’un moût de raisins partiellement fermenté, commercialisé sous la dénomination « Federweisser », en utilisant du moût de raisins concentré provenant d’une autre zone viticole que celle de la récolte initiale. Cette pratique était réprimée par la législation allemande en tant que violation de l’article 36, paragraphe 1, du règlement n° 337/79, lequel n’autorise l’augmentation du titre alcoométrique que lors de la transformation en vin apte à donner du vin de table ou en vin de table, et uniquement dans la zone de récolte des raisins.
Le prévenu, relaxé en première instance par l’Amtsgericht Würzburg, soutenait que cette disposition ne s’appliquait pas à son produit, le « Federweisser » étant vendu directement au consommateur final et non destiné à devenir du vin de table. Le ministère public forma un pourvoi, conduisant la juridiction de renvoi à interroger la Cour. Elle se demandait si l’interprétation littérale défendue par le producteur ne risquait pas de vider la réglementation de sa substance, notamment en rendant le contrôle des pratiques d’enrichissement impossible. La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si l’interdiction d’enrichir un moût de raisins partiellement fermenté en dehors de sa zone de production s’appliquait même lorsque ce moût n’est pas destiné à devenir du vin de table, mais à être vendu comme produit fini intermédiaire.
La Cour de justice répond par l’affirmative, considérant que le règlement institue un régime d’interdiction de principe dont les dérogations sont d’interprétation stricte. Elle juge que l’autorisation d’augmenter le titre alcoométrique est subordonnée à l’ensemble des conditions posées par le règlement, y compris la finalité de la transformation. Dès lors qu’il n’est pas contesté que le produit en cause n’est pas transformé en vin de table, l’opération d’enrichissement ne peut être autorisée. Cette solution clarifie l’articulation des règles d’enrichissement, en affirmant une logique de contrôle strict qui prime sur les usages commerciaux spécifiques (I), tout en réaffirmant la portée autonome du droit communautaire, indifférente aux qualifications juridiques nationales (II).
I. L’affirmation d’une interprétation stricte des dérogations en matière œnologique
La Cour fonde son raisonnement sur une lecture systémique et finaliste du règlement, consacrant la primauté de l’interdiction de l’enrichissement sur ses exceptions (A) et utilisant l’objectif de la norme pour en justifier une application restrictive (B).
A. Le principe de l’interdiction et le caractère cumulatif des conditions dérogatoires
La juridiction européenne rappelle d’emblée que l’augmentation du titre alcoométrique volumique naturel des produits viti-vinicoles demeure en principe interdite. Cette posture initiale est déterminante, car elle inverse la charge argumentative : ce n’est pas à l’autorité de justifier l’interdiction, mais au producteur de démontrer qu’il remplit toutes les conditions de la dérogation. La Cour souligne ainsi qu’« il découle du système institué par ces dispositions que l’autorisation de procéder à l’augmentation du titre alcoométrique volumique est subordonnée à la réunion de toutes les conditions exigees par les articles 32, 33 et 36 du règlement no 337/79 ». L’absence d’une seule de ces conditions suffit à faire prévaloir l’interdiction générale.
En l’occurrence, l’article 36 subordonne explicitement l’autorisation d’enrichissement à une finalité précise, à savoir la transformation des produits de base « en vin apte a donner du vin de table ou en vin de table ». Le « Federweisser », bien qu’étant un moût de raisins partiellement fermenté visé par le règlement, n’est pas destiné à atteindre ce stade final. Par conséquent, la chaîne de transformation décrite par la disposition n’étant pas complète, l’une des conditions cumulatives de l’autorisation fait défaut. Le raisonnement de la Cour est donc purement syllogistique et ne laisse aucune place à une appréciation fondée sur l’usage commercial du produit.
B. La finalité de la norme au service d’une solution restrictive
Face à l’ambiguïté de la version allemande du texte, la Cour procède à un examen comparé des différentes versions linguistiques, qui confirment que l’autorisation est liée à la finalité de la production de vin de table. Au-delà de cette analyse textuelle, elle se prononce sur l’objectif de la disposition. La juridiction de renvoi et la Commission craignaient qu’une interprétation trop littérale ne crée une lacune juridique, compromettant l’efficacité des contrôles. La Cour reprend cet argument, mais pour aboutir à la conclusion inverse : c’est précisément pour garantir l’efficacité du contrôle que l’interprétation doit être stricte.
Elle juge que l’objectif du règlement « est de faciliter le controle du respect des conditions posees par les articles 32 et 33 ». Admettre l’enrichissement pour des produits intermédiaires vendus au consommateur final reviendrait à créer une catégorie de produits échappant à la logique de traçabilité et de qualité voulue par le législateur communautaire. Ainsi, loin d’autoriser une interprétation extensive pour combler une prétendue lacune, la finalité de la norme impose au contraire de refuser la dérogation lorsque toutes ses conditions textuelles ne sont pas scrupuleusement réunies. La sécurité du système réglementaire l’emporte sur la reconnaissance d’une pratique économique spécifique.
II. La portée renforcée du droit communautaire sur les pratiques économiques et les ordres juridiques nationaux
Au-delà de la question technique, l’arrêt est porteur de principes fondamentaux concernant l’autorité du droit communautaire. Il établit la prééminence des objectifs réglementaires sur les usages commerciaux (A) et rappelle l’indifférence du droit communautaire à la nature des sanctions prévues par les droits nationaux (B).
A. La primauté des objectifs de contrôle sur les usages commerciaux
En refusant d’autoriser l’enrichissement du « Federweisser » au motif que sa commercialisation interrompt la chaîne de production avant le stade du vin de table, la Cour opère un choix clair. Elle privilégie la cohérence et l’effectivité du système de contrôle de la qualité du vin sur la liberté commerciale d’un producteur de répondre à une demande de consommation spécifique. Le fait que le « Federweisser » soit une boisson appréciée et vendue comme telle en Allemagne n’est pas un argument pertinent pour la Cour. L’enjeu n’est pas d’interdire un produit, mais de s’assurer que les techniques d’enrichissement, qui sont des dérogations potentiellement dangereuses pour la qualité, ne soient employées que dans le cadre strictement défini par le législateur.
Cette décision a une portée qui dépasse le seul secteur vinicole. Elle illustre la manière dont la réglementation communautaire, notamment dans le domaine agricole, peut encadrer très strictement les processus de production pour garantir des objectifs d’intérêt général comme la qualité des produits, la protection des consommateurs et l’équité de la concurrence. La logique économique d’une pratique ne saurait justifier une entorse aux règles conçues pour préserver l’intégrité du marché commun. La Cour confirme que les exceptions aux règles de production doivent être comprises comme des chemins balisés étroits, et non comme des portes ouvertes à des adaptations dictées par des opportunités de marché.
B. L’indifférence à la nature pénale des sanctions nationales
La Cour prend soin de balayer un argument soulevé par la Commission, selon lequel la nature pénale des sanctions nationales inciterait à une interprétation restrictive de la norme communautaire, en vertu du principe de la légalité des délits et des peines. La Cour rappelle sa jurisprudence constante en la matière, affirmant que l’article 177 du traité CEE « ne fait aucune distinction selon le caractere, penal ou non, de la procedure nationale dans le cadre de laquelle les questions prejudicielles ont ete formulees ». Elle ajoute de manière décisive que « l’efficacite du droit communautaire ne saurait varier selon les differents domaines du droit national a l’interieur desquels il peut faire sentir ses effets ».
Cette affirmation est fondamentale. Elle signifie que l’interprétation d’une norme de droit communautaire est unique et s’impose de manière uniforme dans tous les États membres, que sa violation entraîne une sanction administrative, civile ou pénale. Il n’appartient pas à la Cour de moduler son interprétation en fonction de la sévérité des conséquences juridiques internes. Ce faisant, elle garantit la primauté et l’autonomie du droit communautaire. La solution dégagée s’impose donc au juge pénal national, qui doit l’appliquer telle quelle, sans pouvoir se prévaloir d’une interprétation plus favorable au prévenu qui serait contraire à celle donnée par la Cour. La protection de l’ordre juridique communautaire prime sur les principes directeurs du droit pénal national.