Arrêt de la Cour (troisième chambre) du 28 octobre 1987. – Damianos Soph. Symeonidis Anonimos Emboriki Eteria Sigaretton kai Ikodomikon Epichirisseon AE contre Ministre du Commerce. – Demande de décision préjudicielle: Symvoulio Epikrateias – Grèce. – Préjudicielle – Mesures de sauvegarde prises en application de l’article 130 de l’acte d’adhésion de la République hellénique: effets directs. – Affaire 254/86.

Par un arrêt du 14 octobre 1987, la Cour de justice des Communautés européennes est venue préciser l’étendue des obligations pesant sur un État membre dans la gestion d’un contingent tarifaire institué par une mesure de sauvegarde. En l’espèce, à la suite de l’adhésion de la République hellénique aux Communautés européennes, la Commission avait autorisé cet État à adopter des mesures restrictives concernant l’importation de cigarettes, fixant un quota global de 1 100 tonnes. La décision communautaire prévoyait que la gestion de ce quota devait respecter les courants commerciaux existants et que la part réservée aux nouveaux importateurs ne pouvait excéder 10 % du total. Une société, unique nouvel importateur sur le marché, s’est vu attribuer une quote-part de 34 004 kilogrammes, un volume équivalent à celui des importateurs anciens les moins importants, mais très inférieur au plafond de 10 %.

La société attributaire a contesté cette répartition devant le Conseil d’État hellénique, soutenant que sa qualité d’unique nouvel importateur lui donnait droit à l’intégralité des 10 % du contingent global, soit 110 tonnes. Les autorités nationales justifiaient leur décision par la nécessité de ne pas perturber les échanges en accordant à un nouvel entrant une part supérieure à celle des opérateurs déjà établis. Face à ce différend portant sur l’interprétation du droit communautaire, la juridiction hellénique a saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Elle demandait en substance si la limite de 10 % fixée par la décision de la Commission constituait un droit automatique pour le nouvel importateur ou un simple plafond, laissant aux autorités nationales la faculté d’allouer une part inférieure pour préserver les équilibres commerciaux. En réponse, la Cour a jugé que les dispositions en cause devaient s’interpréter comme permettant aux autorités nationales de fixer une quote-part inférieure au seuil de 10 % afin de garantir le respect des courants commerciaux existants.

Cette solution consacre une gestion nationale des quotas qui, bien qu’encadrée par le droit communautaire, privilégie la stabilité des marchés (I), tout en définissant un équilibre pragmatique entre l’ouverture à la concurrence et la protection des opérateurs établis (II).

I. La consécration d’une gestion nationale des quotas encadrée par le respect des courants d’échanges

La Cour de justice opère une lecture combinée des dispositions applicables, conduisant à une interprétation finaliste de la limite accordée aux nouveaux importateurs (A) qui s’efface devant l’objectif de maintien des courants d’échanges (B).

A. Une interprétation téléologique de la limite réservée aux nouveaux importateurs

La Cour examine l’article 7 de la décision de la Commission, qui dispose que les quotes-parts pour les nouveaux importateurs « ne peuvent pas excéder 10 % des limitations totales ». Le litige portait sur la nature de ce seuil : s’agissait-il d’un plancher garanti ou d’un plafond infranchissable ? En affirmant que cette disposition « ne saurait être interprétée comme signifiant que le quota global doive être intégralement attribué aux nouveaux importateurs », la Cour écarte l’idée d’un droit automatique. Elle considère que le texte fixe une limite supérieure et non une attribution de droit.

Le raisonnement des juges repose sur la finalité de la mesure. Le but de ce plafond de 10 % n’est pas de garantir une part de marché aux nouveaux entrants, mais au contraire de contenir leur impact potentiel. Dans le contexte d’une mesure de sauvegarde qui restreint par nature le commerce, l’introduction d’une part réservée vise à éviter qu’une libéralisation totale au profit des nouveaux venus ne vienne anéantir la protection accordée au marché national. Ainsi, la disposition a pour objet « d’éviter que, dans une situation de restriction des importations, l’intervention de nouveaux importateurs ne vienne perturber les courants commerciaux existants ».

B. La primauté de la stabilité des courants commerciaux existants

Pour conforter son analyse, la Cour articule l’article 7 avec l’article 6 de la même décision, lequel impose aux autorités nationales de respecter les courants commerciaux existants. Cet objectif devient la clé de voûte de l’interprétation. La Cour estime qu’attribuer 110 tonnes au seul nouvel importateur aurait créé une distorsion contraire à cette exigence fondamentale. En effet, un tel volume l’aurait placé dans une position plus favorable que plusieurs opérateurs historiques.

La Cour valide par conséquent la méthode retenue par les autorités nationales, qui consistait à aligner la part du nouvel importateur sur celle de l’opérateur ancien le moins important. Elle juge que cette approche « correspond donc aux objectifs poursuivis par la législation communautaire ». Loin de constituer une discrimination, cette limitation assure une intégration mesurée du nouvel acteur sans déstabiliser la structure du marché. La Cour légitime ainsi une lecture qui subordonne l’ouverture du marché à la préservation des équilibres préexistants, considérant que le contraire reviendrait à créer un privilège injustifié.

II. La portée de l’équilibre entre la libéralisation des échanges et la protection des opérateurs établis

La décision de la Cour reconnaît une marge d’appréciation contrôlée aux autorités nationales (A), tout en illustrant la recherche constante d’une conciliation délicate entre l’ouverture des marchés et la protection des situations acquises (B).

A. La reconnaissance d’une marge d’appréciation contrôlée des autorités nationales

En validant l’approche de l’administration hellénique, la Cour reconnaît aux États membres une compétence de gestion dans la mise en œuvre des mesures de sauvegarde communautaires. Les autorités nationales ne sont pas de simples exécutants appliquant une formule mathématique ; elles disposent d’un pouvoir d’appréciation pour adapter la règle générale aux spécificités de leur marché. Cette flexibilité est indispensable pour atteindre l’objectif de stabilité des courants d’échanges, qui ne peut être évalué qu’au niveau national.

Cette marge d’appréciation n’est cependant pas discrétionnaire. La Cour y apporte deux limites essentielles. D’une part, le quota global de 1 100 tonnes doit être intégralement distribué, ce qui empêche les autorités de réduire artificiellement le volume des importations. D’autre part, la part attribuée au nouvel importateur, bien qu’alignée sur les plus faibles, ne doit pas porter sur des « quantités insignifiantes ». Cette condition implicite garantit que le droit d’accès au marché pour les nouveaux venus reste effectif et que la mesure de sauvegarde ne se transforme pas en un protectionnisme déguisé.

B. La difficile conciliation entre l’ouverture du marché et la sauvegarde des droits acquis

Au-delà de son aspect technique, l’arrêt met en lumière une tension fondamentale du droit du marché intérieur : comment concilier l’objectif de libre concurrence, qui suppose l’arrivée de nouveaux acteurs, avec la nécessité de ne pas anéantir les positions légitimement acquises par les opérateurs historiques ? La Cour y répond de manière pragmatique, en privilégiant une approche économique sur une application mécanique de la règle.

La portée de cette décision dépasse le simple cadre des mesures de sauvegarde. Elle illustre un principe plus large de transition maîtrisée lors de l’ouverture d’un marché ou de la gestion de ressources rares. La solution retenue, qui consiste à intégrer les nouveaux venus de manière progressive sans provoquer de rupture brutale, peut être transposée à d’autres domaines. En refusant de faire du plafond de 10 % un droit absolu, la Cour montre sa volonté de modération, cherchant à assurer une concurrence équitable plutôt qu’une dérégulation déstabilisatrice. Elle réaffirme ainsi son rôle de régulateur économique, attentif aux conséquences concrètes de ses interprétations.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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