Par un arrêt du 16 août 1983, la Cour de justice des Communautés européennes, statuant en sa troisième chambre, se prononce sur la recevabilité du recours de plusieurs fonctionnaires à l’encontre de l’institution qui les emploie. En l’espèce, à la suite de l’annulation d’un règlement relatif à la rémunération, un nouveau règlement fut adopté pour régulariser la situation des agents. L’institution procéda donc au versement de rappels de traitement par le biais des bulletins de paie de décembre 1982. Estimant que ces rappels auraient dû être assortis d’intérêts en réparation de la perte de pouvoir d’achat subie durant la période concernée, plusieurs fonctionnaires introduisirent une réclamation administrative en ce sens, au titre de l’article 90 du statut. Face au rejet de leurs réclamations, ils formèrent un recours devant la Cour visant à l’annulation de leurs bulletins de paie et à l’octroi d’une indemnisation. L’institution défenderesse souleva alors deux exceptions d’irrecevabilité, arguant d’une part que les bulletins de paie n’étaient que de simples mesures d’exécution et non des actes susceptibles de recours, et d’autre part que l’action en indemnisation visait en réalité à contourner l’irrecevabilité d’un recours en annulation contre le règlement lui-même. Deux questions de droit étaient ainsi posées à la Cour. Un bulletin de rémunération, qui ne fait qu’appliquer une réglementation en vigueur, constitue-t-il un acte faisant grief susceptible de recours ? Ensuite, des conclusions en indemnisation peuvent-elles être présentées pour la première fois devant le juge sans avoir été préalablement soulevées dans la réclamation administrative ? La Cour répond par l’affirmative à la première question, mais juge irrecevables les conclusions nouvelles présentées au stade contentieux. Elle juge ainsi que le bulletin de paie est bien un acte contestable, mais que la demande indemnitaire est soumise au même régime procédural que la demande en annulation, ce qui impose son inclusion dans la réclamation préalable. La solution retenue par la Cour réaffirme une conception large de l’acte faisant grief tout en maintenant une application stricte des règles de la procédure précontentieuse. Il convient donc d’analyser l’affirmation du bulletin de paie comme un acte contestable (I), avant d’étudier la sanction du non-respect de la procédure précontentieuse (II).
I. L’affirmation du bulletin de paie comme acte contestable
La Cour, en rejetant l’argumentaire de l’institution, confirme que le bulletin de paie constitue un acte faisant grief par nature (A), consolidant ainsi une jurisprudence établie et protectrice des droits des fonctionnaires (B).
A. Le bulletin de paie, un acte faisant grief par nature
L’institution défenderesse soutenait que le recours était irrecevable car dirigé contre des bulletins de rémunération qui ne constitueraient que de « simples mesures d’exécution du règlement no 3139/82 du conseil ». Selon cette thèse, le bulletin de paie ne manifesterait aucune décision propre de l’administration et ne pourrait donc être considéré comme un acte lésant les intérêts des requérants. La Cour écarte fermement cette analyse en se fondant sur la finalité même de cet instrument. Elle rappelle en des termes clairs que « le bulletin de remuneration constitue un acte faisant grief et, par consequent, susceptible de faire L’objet D’un recours ».
Le sens de cette affirmation est double. D’une part, elle consacre une approche pragmatique, centrée sur les effets concrets de l’acte sur la situation juridique et financière du fonctionnaire. Peu importe que l’acte soit pris en application automatique d’un texte de portée générale ; dès lors qu’il produit des effets individuels, il doit pouvoir être contesté par celui qu’il affecte. D’autre part, la Cour précise que « la circonstance que L’institution concernee ne fait qu’appliquer les reglements en vigueur etant sans pertinence a cet egard ». Cette précision est essentielle car elle empêche l’administration de se retrancher derrière son rôle de simple exécutant pour se soustraire au contrôle juridictionnel. La décision individuelle d’application d’un règlement est ainsi clairement distinguée du règlement lui-même et devient la voie d’accès au juge pour le fonctionnaire.
B. La consolidation d’une jurisprudence protectrice des droits des fonctionnaires
En adoptant cette solution, la Cour ne fait pas œuvre d’innovation mais s’inscrit dans une lignée jurisprudentielle bien établie. Elle se réfère d’ailleurs explicitement à sa jurisprudence antérieure, notamment son arrêt du 19 janvier 1984, pour asseoir son raisonnement. Cette position constante vise à garantir un droit au recours effectif pour les fonctionnaires, conformément à l’esprit des articles 90 et 91 du statut. Reconnaître le bulletin de paie comme un acte faisant grief est une nécessité pour assurer que toute décision administrative ayant une incidence pécuniaire puisse être soumise à l’examen du juge.
La valeur de cette solution réside dans sa cohérence et dans la sécurité juridique qu’elle procure aux agents de l’Union. Elle confirme que la notion d’« acte faisant grief » doit être interprétée largement, incluant tout acte qui modifie la situation d’un fonctionnaire ou qui refuse de la modifier. La portée de cette partie de l’arrêt est donc de rappeler avec force que le formalisme administratif ne saurait faire obstacle à l’accès au prétoire. Chaque fiche de paie est potentiellement un acte attaquable si le fonctionnaire estime qu’elle méconnaît ses droits, ouvrant ainsi une voie de contestation périodique et concrète contre l’application continue d’une réglementation jugée illégale.
Si la Cour admet ainsi largement la nature de l’acte pouvant faire l’objet d’un recours, elle se montre en revanche plus stricte quant au respect des étapes procédurales qui conditionnent sa saisine.
II. La sanction du non-respect de la procédure précontentieuse
La Cour examine ensuite la recevabilité de l’action en responsabilité, en rappelant d’abord le principe du parallélisme des voies de recours en annulation et en indemnisation (A), pour ensuite sanctionner logiquement l’irrecevabilité des conclusions nouvelles présentées directement devant le juge (B).
A. Le parallélisme des voies de recours en annulation et en indemnisation
L’institution défenderesse avançait que les requérants, par le biais d’une action en indemnisation, tentaient en réalité d’obtenir un résultat équivalent à l’annulation d’un règlement qu’ils ne pouvaient attaquer directement. La Cour réfute cette analyse en clarifiant la relation entre les différents types de recours dans le contentieux de la fonction publique. Elle rappelle qu’un litige trouvant son origine dans la relation d’emploi entre un fonctionnaire et son institution « se meut, lorsqu’il trouve son origine dans le lien D’emploi qui unit L’interesse a L’institution, dans le cadre de L’article 179 du traite et des articles 90 et 91 du statut ».
Le sens de cette affirmation est que le contentieux statutaire forme un bloc unitaire. Au sein de ce cadre, l’agent est recevable à présenter « a la fois des conclusions D’annulation et D’indemnisation ». La Cour ne voit donc pas dans la demande indemnitaire une tentative de détournement de procédure, mais une voie de droit complémentaire à l’annulation, visant à la réparation complète du préjudice subi. Cette solution a pour valeur de reconnaître la flexibilité des recours offerts aux fonctionnaires pour la défense de leurs droits, leur permettant de combiner les demandes pour obtenir une satisfaction pleine et entière. La portée de ce principe est de confirmer que la nature du recours importe moins que le respect du cadre procédural global imposé par le statut.
B. L’irrecevabilité des conclusions nouvelles présentées devant le juge
C’est précisément sur le terrain du respect de ce cadre procédural que la Cour déclare une partie du recours irrecevable. Elle constate en effet que les requérants, dans leurs réclamations administratives, n’avaient demandé que l’octroi d’« interets de retard ». Or, dans leur requête introductive d’instance, ils formulent pour la première fois une demande visant à obtenir des « interets compensatoires ». La Cour en déduit que cette nouvelle demande, n’ayant pas été soumise au préalable à l’autorité investie du pouvoir de nomination, n’est pas recevable.
La solution est rigoureuse mais juridiquement fondée. La procédure précontentieuse de la réclamation, prévue à l’article 90 du statut, a pour objectif de permettre à l’administration de connaître l’ensemble des griefs et des demandes de l’agent afin de pouvoir, le cas échéant, régler le litige à l’amiable et éviter un contentieux. Admettre qu’un requérant puisse présenter au juge des demandes entièrement nouvelles priverait cette phase de son objet et de son effet utile. La Cour sanctionne donc le non-respect de la règle de concordance entre la réclamation et la requête. Cette décision a pour valeur de souligner le caractère substantiel, et non purement formel, de la procédure précontentieuse. Sa portée est un avertissement clair aux justiciables : la réclamation doit être exhaustive et figer le cadre du litige futur, sous peine d’irrecevabilité des chefs de demande qui n’y auraient pas été articulés.