Arrêt de la Cour (troisième chambre) du 4 juillet 1985. – J. W. M. Kromhout contre Raad van Arbeid. – Demande de décision préjudicielle: Raad van Beroep ‘s-Gravenhage – Pays-Bas. – Sécurité sociale – Allocations familiales. – Affaire 104/84.

Par un arrêt dans l’affaire 104/84, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé les conditions d’application des règles communautaires visant à éviter le cumul de prestations familiales. En l’espèce, une ressortissante néerlandaise, divorcée d’un ressortissant allemand, était retournée résider aux Pays-Bas avec les enfants du couple. Elle percevait des allocations familiales en vertu de la législation néerlandaise, qui subordonne ce droit à une simple condition de résidence. Son ex-conjoint, demeuré en Allemagne où il exerçait une activité salariée, percevait également des allocations familiales pour les mêmes enfants en application de la législation allemande, combinée aux dispositions du droit communautaire.

L’organisme néerlandais compétent a décidé de suspendre le versement des allocations à hauteur du montant perçu en Allemagne, en se fondant sur une disposition anti-cumul du droit communautaire dérivé. La mère a contesté cette décision devant une juridiction néerlandaise, le Raad van Beroep de La Haye. Cette dernière a alors saisi la Cour de justice de plusieurs questions préjudicielles. Il s’agissait de déterminer si la règle communautaire anti-cumul pouvait justifier la suspension d’une prestation fondée sur la seule résidence nationale au profit d’une prestation issue d’une activité professionnelle dans un autre État membre, notamment lorsque le parent bénéficiaire de la première prestation ne relève pas personnellement du champ d’application des règlements européens de sécurité sociale. La Cour a répondu par l’affirmative, tout en posant le principe que cette suspension est limitée au montant des prestations qui font l’objet du cumul.

Cette solution conduit à une application extensive de la règle anti-cumul, dont la finalité est de rationaliser l’octroi des prestations sociales (I), mais cette extension est rigoureusement encadrée afin de préserver les droits des bénéficiaires et de garantir le versement de la prestation la plus avantageuse (II).

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I. L’application extensive de la règle anti-cumul

La Cour consacre une interprétation large du champ d’application de la règle de suspension des prestations, que ce soit du point de vue des personnes concernées (A) ou de la nature des régimes nationaux de prestations visés (B).

A. La détermination du champ d’application personnel par le statut de l’enfant

La juridiction de renvoi interrogeait la Cour sur le point de savoir si la règle anti-cumul exigeait que tous les allocataires potentiels relèvent du champ d’application personnel des règlements communautaires. La Cour répond clairement que le critère déterminant est la situation de l’enfant. Elle juge que l’article 10, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 574/72 « s’applique dès lors que l’enfant en faveur duquel des prestations ou allocations familiales sont dues entre, en tant que membre de la famille d’un des allocataires, dans le champ d’application personnel de la réglementation communautaire ». L’affiliation de l’enfant au régime de sécurité sociale par l’intermédiaire de son père, travailleur migrant, suffit donc à déclencher l’application des règles de coordination, y compris celles visant à éviter les cumuls.

Cette approche téléologique est justifiée par l’objet même des prestations familiales, qui sont « destinées à compenser les charges de famille ». Dès lors, la règle anti-cumul vise à empêcher une double compensation pour une seule et même charge, ce qui constituerait un surpaiement injustifié. Le fait que l’un des parents, en l’occurrence la mère, n’entre pas elle-même dans le champ d’application des règlements en tant que travailleur est indifférent, car la situation dans son ensemble, à travers l’enfant, présente un facteur de rattachement suffisant au droit communautaire.

B. L’assimilation des régimes fondés sur la résidence à des régimes non contributifs

La quatrième question posée visait à déterminer si une législation comme la loi néerlandaise, qui lie formellement le droit aux allocations à une condition d’assurance, entrait dans le champ de la disposition anti-cumul. Cette dernière ne vise en effet que les prestations dont l’acquisition n’est pas subordonnée à des conditions d’assurance ou d’emploi. La Cour adopte une approche pragmatique en regardant au-delà de la qualification formelle. Elle constate que cette « assurance » est en réalité basée uniquement sur la résidence sur le territoire national, sans lien nécessaire avec l’exercice d’une activité professionnelle.

La Cour juge donc que la disposition « s’applique également au cas de prestations ou d’allocations familiales dues en vertu de la seule législation d’un État membre selon laquelle l’acquisition du droit à ces prestations ou allocations est subordonnée à la seule condition de la résidence ». Cette interprétation établit une hiérarchie claire : un droit aux prestations acquis en vertu de l’exercice d’une activité professionnelle prime sur un droit fondé sur la simple résidence. Cette solution permet d’assurer la cohérence du système de coordination en traitant de manière identique tous les régimes non professionnels, quelle que soit leur qualification en droit interne.

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Si la Cour étend ainsi la portée de la règle de suspension, elle en précise aussitôt les limites pour en modérer les effets.

II. L’encadrement strict des effets de la suspension

La Cour, tout en validant le principe de la suspension d’une prestation nationale au bénéfice d’un parent non couvert par le droit communautaire (A), veille scrupuleusement à ce que ce mécanisme ne lèse pas financièrement la famille en garantissant le maintien du montant le plus élevé (B).

A. La suspension d’une prestation due au titre de la seule législation nationale

Les deuxième et troisième questions soulevaient le point délicat de savoir si le droit communautaire pouvait entraîner la suspension d’une prestation due exclusivement en vertu d’une loi nationale, au détriment d’une personne qui, comme la mère en l’espèce, n’est pas elle-même un travailleur migrant. La Cour répond par l’affirmative en se concentrant sur l’objet de la prestation plutôt que sur le statut de chaque parent. Le droit aux allocations familiales est un droit ouvert pour l’enfant ; la situation de cumul naît de l’existence de deux droits parallèles pour ce même enfant.

Par conséquent, le mécanisme de coordination peut légitimement intervenir pour résoudre ce conflit de droits. La Cour admet que la règle anti-cumul « permet de suspendre des prestations ou allocations familiales dues en vertu de la seule législation d’un État membre à un allocataire qui n’entre pas dans le champ d’application de la réglementation communautaire ». Cette solution confirme que les règles de coordination peuvent avoir des effets indirects sur des situations purement internes dès lors qu’un élément d’extranéité, ici le statut de travailleur de l’autre parent, est présent.

B. La garantie du bénéfice de la prestation la plus favorable

L’apport essentiel de l’arrêt réside dans la limite posée à cette suspension. Se fondant sur une jurisprudence constante inspirée par l’article 51 du traité CEE, la Cour rappelle qu’une règle anti-cumul ne doit pas priver les intéressés du bénéfice d’un droit ouvert par la législation d’un État membre. La suspension ne peut donc être totale que si le montant de la prestation perçue dans l’autre État est égal ou supérieur. Si ce montant est inférieur, la suspension ne sera que partielle.

La Cour précise ainsi que la suspension est autorisée, « sous réserve toutefois que le montant suspendu soit limité au montant sur lequel porte le cumul ». En pratique, cela signifie que le bénéficiaire a droit à un complément différentiel si la prestation suspendue est d’un montant plus élevé. La famille du travailleur migrant est ainsi assurée de toujours percevoir le montant de prestations le plus élevé auquel elle pourrait prétendre, ce qui préserve l’effet utile de la libre circulation des travailleurs en évitant que celle-ci n’entraîne une perte de droits sociaux.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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