En matière de contentieux de la fonction publique européenne, un arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes est venu préciser les conditions de recevabilité des recours introduits par les fonctionnaires. Des agents d’une institution européenne ont perçu, avec un retard significatif, des rappels de rémunération dus à la suite de l’annulation d’un règlement antérieur fixant leurs traitements. Ces rappels ont été versés sans aucune majoration destinée à compenser le préjudice né du retard de paiement et de l’érosion monétaire intervenue dans l’intervalle.
Les fonctionnaires concernés ont d’abord introduit des réclamations administratives, conformément à l’article 90, paragraphe 2, du statut, demandant l’octroi d’intérêts de retard sur les sommes versées. Face au rejet de leurs réclamations, ils ont saisi la Cour de justice d’un recours. Dans leur requête introductive d’instance, ils ont non seulement demandé l’annulation des bulletins de paie litigieux, mais ont également, pour la première fois, formulé une demande visant à obtenir des intérêts compensatoires destinés à réparer le préjudice lié à la perte de pouvoir d’achat. Saisie de cette affaire, la Cour de justice (troisième chambre) devait se prononcer sur la recevabilité de cette nouvelle demande, qui n’avait pas été formulée au stade de la procédure précontentieuse. La question de droit qui se posait était donc de savoir si un recours juridictionnel peut contenir des chefs de demande qui n’ont pas été préalablement soumis à l’autorité investie du pouvoir de nomination dans le cadre de la réclamation administrative. La Cour y répond par la négative, en déclarant le recours irrecevable pour autant qu’il vise au versement d’intérêts compensatoires. Elle juge que la phase précontentieuse délimite de manière impérative l’objet du litige, et que toute demande nouvelle présentée devant le juge est, par conséquent, irrecevable.
Cette solution, bien que procédurale, souligne le formalisme rigoureux qui encadre le contentieux de la fonction publique et l’importance de la phase précontentieuse. Il convient ainsi d’analyser la position de la Cour qui réaffirme le principe de concordance entre la réclamation et le recours (I), avant d’étudier les conséquences de la distinction, implicitement opérée par la Cour, entre les différentes natures d’intérêts (II).
I. L’exigence d’une concordance stricte entre la réclamation préalable et le recours juridictionnel
La Cour de justice rappelle que tout litige initié par un fonctionnaire contre son institution relève d’un cadre procédural unifié, avant de sanctionner fermement le non-respect de ses exigences.
A. Le cadre unifié du contentieux de la fonction publique
La Cour prend soin de rappeler le fondement juridique de sa compétence en la matière. Elle énonce qu’« un litige entre un fonctionnaire et l’institution dont il dépend, même s’il s’agit d’un recours en indemnisation, se meut, lorsqu’il trouve son origine dans le lien d’emploi qui unit l’intéressé à l’institution dans le cadre de l’article 179 du traité et des articles 90 et 91 du statut ». Par cette affirmation, elle confirme que les recours en annulation et les recours de pleine juridiction, notamment indemnitaires, sont soumis aux mêmes règles procédurales statutaires. Le fonctionnaire dispose donc de la faculté de combiner une demande d’annulation d’un acte lui faisant grief avec une demande d’indemnisation du préjudice que cet acte a pu lui causer. Cette approche unifiée garantit une certaine souplesse et évite la multiplication des procédures. Toutefois, cette souplesse trouve sa limite dans le respect scrupuleux des conditions posées par le statut.
B. La sanction du défaut de cohérence procédurale
Le principal apport de la décision réside dans la sanction appliquée à l’élargissement de l’objet du litige devant le juge. La Cour constate que « les requérants dans leur réclamation type n’ont demandé que des intérêts de retard et non pas des intérêts compensatoires, ce qu’ils ont fait pour la première fois dans leur requête devant la Cour ». Elle en déduit logiquement que « leur recours est irrecevable pour autant qu’il concerne le versement d’intérêts compensatoires ». Cette irrecevabilité partielle illustre le principe fondamental selon lequel la réclamation préalable fixe les bornes du débat contentieux. La phase administrative n’est pas une simple formalité ; elle a pour fonction de permettre à l’administration de connaître l’ensemble des griefs de l’agent et d’y répondre, afin de favoriser une résolution amiable du différend. Admettre des demandes nouvelles au stade du recours juridictionnel priverait cette procédure précontentieuse de son effet utile et créerait un déséquilibre entre les parties. La Cour se montre donc gardienne de cette règle de concordance, essentielle à la bonne administration de la justice.
Cette rigueur procédurale repose sur une distinction substantielle entre les demandes initiales et celles formulées ultérieurement, distinction qui porte ici sur la nature même des intérêts réclamés.
II. La distinction entre les types d’intérêts et ses conséquences procédurales
Bien que la Cour ne l’explicite pas, sa décision repose sur la différence de nature juridique entre les intérêts moratoires et les intérêts compensatoires, ce qui emporte des conséquences significatives pour les requérants.
A. La distinction conceptuelle entre intérêts moratoires et compensatoires
La demande initiale des fonctionnaires portait sur des « intérêts de retard ». Ces intérêts, qualifiés de moratoires, ont pour objet de sanctionner le retard dans l’exécution d’une obligation de somme d’argent. Leur octroi est généralement forfaitaire et découle du simple fait du retard, sans qu’il soit nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice distinct. En revanche, la demande nouvelle introduite devant la Cour vise des « intérêts compensatoires ». Ces derniers relèvent de la réparation d’un préjudice spécifique et doivent être prouvés dans leur existence et leur montant. En l’espèce, il s’agissait de compenser la perte de pouvoir d’achat subie par les agents du fait de l’inflation. En traitant ces deux demandes comme étant distinctes et non interchangeables, la Cour adopte une lecture juridique stricte. Les intérêts moratoires sanctionnent un retard, tandis que les intérêts compensatoires réparent un dommage, ce qui constitue deux objets de demande différents et non une simple requalification de la même demande.
B. La portée de la sanction procédurale pour les requérants
La portée de cette décision est avant tout pédagogique. Elle constitue un avertissement pour tout fonctionnaire et son conseil : la réclamation administrative doit être rédigée avec la plus grande précision et exhaustivité. Tous les chefs de préjudice dont la réparation sera éventuellement demandée au juge doivent y figurer de manière explicite. Toute omission ou imprécision risque de se heurter à une fin de non-recevoir, fermant ainsi définitivement la voie à une partie de la contestation. En l’espèce, les requérants se voient privés de la possibilité de débattre du bien-fondé de leur demande d’indemnisation pour perte de pouvoir d’achat. Il est à noter que la Cour ne statue pas sur le fond du litige, renvoyant à la formation plénière l’examen des autres conclusions, à savoir la demande d’annulation et, implicitement, la demande en intérêts de retard. La solution adoptée n’en demeure pas moins un rappel sévère de l’importance du formalisme procédural, qui, s’il peut paraître rigide, vise à garantir la sécurité juridique et l’équilibre des droits entre les parties au procès.