Par un arrêt du 6 mars 1980, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé le champ d’application de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968. La question soulevée concernait l’applicabilité de ladite convention à des décisions financières ordonnées dans le cadre d’une procédure de divorce. En l’espèce, une épouse avait obtenu du juge aux affaires matrimoniales français une ordonnance condamnant son conjoint au versement d’une pension alimentaire mensuelle à titre provisoire. Souhaitant faire exécuter cette décision en République fédérale d’Allemagne, où résidait le débiteur, elle s’est heurtée à des difficultés d’interprétation de la convention. La juridiction allemande saisie, le Bundesgerichtshof, a sursis à statuer afin de poser deux questions préjudicielles à la Cour de justice. Il s’agissait de déterminer si une mesure provisoire accordant une pension alimentaire, ainsi qu’une prestation compensatoire mensuelle, relevaient de la « matière civile » au sens de l’article 1er de la convention, et pouvaient ainsi bénéficier des procédures d’exécution simplifiées, ou si, au contraire, elles devaient en être exclues au motif qu’elles étaient prononcées dans le cadre d’une instance en divorce, matière relative à l’état des personnes et explicitement exclue du champ de la convention. La Cour de justice répond par l’affirmative, jugeant que ces décisions entrent bien dans le champ d’application de la convention, car elles portent sur une obligation alimentaire qui constitue en soi une matière civile.
Cette solution conduit à clarifier la méthode de qualification des demandes accessoires, en consacrant leur autonomie par rapport à l’action principale (I), ce qui assure une protection renforcée du créancier d’aliments dans l’espace judiciaire européen (II).
I. L’affirmation de l’autonomie de l’obligation alimentaire dans le champ d’application de la Convention
La Cour de justice établit que le caractère alimentaire d’une créance suffit à la faire entrer dans le champ de la convention, en rejetant l’influence de la procédure principale (A) et en neutralisant l’effet de la nature provisoire de la décision (B).
A. Le rejet du critère de l’accessoire pour définir la matière civile
Pour déterminer si la demande relevait de la convention, la Cour analyse l’objet même de la créance plutôt que le cadre procédural dans lequel elle s’inscrit. Elle constate d’abord que « la matière des obligations alimentaires rentre par elle-même dans la notion de « matière civile » » et n’est pas visée par les exceptions de l’article 1er, alinéa 2. La difficulté provenait de son lien avec la procédure de divorce, laquelle est exclue en tant que matière relative à l’état des personnes. La Cour écarte l’idée qu’une demande doive nécessairement suivre le régime juridique de la procédure principale. Elle énonce de façon non équivoque qu’« aucune disposition de la convention ne lie, en ce qui concerne le champ d’application de celle-ci, le sort des demandes accessoires au sort des demandes principales ».
Par cette affirmation de principe, la Cour dissocie la nature de l’obligation de son contexte. La demande en paiement d’une pension alimentaire est appréciée pour ce qu’elle est : une demande de nature civile et patrimoniale. Son caractère accessoire à l’instance en divorce ne la dénature pas. Cette approche pragmatique s’appuie sur la structure même de la convention, qui prévoit la possibilité d’une exécution partielle ou de mesures provisoires indépendantes de la compétence au fond. La solution consacre ainsi une interprétation autonome des matières couvertes par la convention, garantissant une application large et uniforme de ses dispositions.
B. L’indifférence de la nature provisoire de la mesure
Le second argument qui aurait pu justifier une exclusion du champ de la convention tenait au caractère temporaire de la décision. La pension alimentaire était en effet accordée à titre provisoire, pour la durée de l’instance en divorce. La Cour de justice écarte cet élément avec la même clarté, en rappelant sa jurisprudence antérieure. Elle juge que « la nature provisoire ou définitive des décisions judiciaires n’était pas pertinente en ce qui concerne leur appartenance au champ d’application de la convention ». Ce faisant, elle refuse de créer une distinction entre les décisions selon leur degré de permanence.
Cette position est essentielle pour l’efficacité du dispositif conventionnel. Une exclusion des mesures provisoires priverait de protection les créanciers dans des situations d’urgence, qui sont pourtant fréquentes en matière familiale. Reconnaître l’applicabilité de la convention à ces décisions garantit au contraire une continuité de la protection juridique par-delà les frontières, dès les premières étapes d’une procédure. Que l’obligation soit fixée pour la durée de l’instance ou de manière définitive après le divorce, sa nature alimentaire demeure, et c’est ce seul critère matériel qui importe pour la Cour.
II. La portée extensive de la solution en faveur de l’effectivité des décisions judiciaires
En donnant une interprétation large de la notion de « matière civile », la Cour de justice adopte une lecture finaliste de la convention (A), ce qui aboutit à une consolidation de la protection du créancier d’aliments (B).
A. Une interprétation téléologique au service de la libre circulation des jugements
La décision de la Cour de justice s’inscrit dans une logique favorisant l’objectif fondamental de la Convention de Bruxelles : assurer la libre circulation des décisions de justice au sein de l’espace commun. En se concentrant sur la nature intrinsèque de l’obligation, la Cour évite que les particularités des procédures nationales ne deviennent un obstacle à la reconnaissance et à l’exécution transfrontalière. Une solution contraire aurait créé une insécurité juridique considérable, en laissant le sort d’une créance alimentaire dépendre de sa qualification en tant qu’accessoire d’une procédure exclue.
La Cour privilégie une approche matérielle et autonome, qui renforce la prévisibilité et l’uniformité du droit conventionnel. Comme elle le souligne, sa propre logique est confirmée par des dispositions telles que l’article 5, chiffre 4, qui attribue compétence à une juridiction pénale pour connaître d’une action civile accessoire, démontrant que « relève du champ d’application de la convention une demande accessoire a un litige portant sur la matière pénale qui en est evidemment exclue ». En transposant ce raisonnement au droit de la famille, la Cour assure une cohérence systémique et garantit que les droits patrimoniaux découlant de relations familiales ne soient pas privés de l’efficacité offerte par la convention.
B. La consolidation de la protection du créancier d’aliments
Au-delà de sa rigueur juridique, la solution a une portée pratique considérable pour la protection des créanciers d’aliments. Souvent en situation de vulnérabilité économique, ces derniers obtiennent ainsi un moyen efficace de faire valoir leurs droits contre un débiteur domicilié dans un autre État contractant. L’applicabilité de la convention leur permet de bénéficier des procédures d’exequatur simplifiées, évitant ainsi les lourdeurs et les coûts d’une nouvelle action en justice dans l’État d’exécution. La Cour étend d’ailleurs explicitement son raisonnement à la prestation compensatoire, considérant qu’elle participe de la même nature alimentaire.
En affirmant que la convention est applicable « a l’execution d’une mesure provisoire ordonnee par un juge francais dans une procedure de divorce » tout comme « a une prestation compensatoire provisoire », la Cour garantit une protection complète et effective des obligations financières nées de la rupture du lien matrimonial. Cette décision est donc fondatrice en ce qu’elle sécurise les droits des personnes les plus fragiles dans un contexte de mobilité croissante au sein de l’Union européenne. Elle préfigure une jurisprudence constante visant à faciliter le recouvrement transfrontalier des créances alimentaires, objectif qui sera par la suite consacré et renforcé par des instruments législatifs plus spécifiques.