Par un arrêt du 5 juillet 1987, la Cour de justice des Communautés européennes, siégeant en sa troisième chambre, a clarifié les voies de droit offertes à un fonctionnaire s’estimant lésé par son institution. En l’espèce, un fonctionnaire d’une institution communautaire avait fait l’objet d’une saisie-arrêt sur sa rémunération, pratiquée par son employeur sur la base d’une ordonnance d’un juge national. L’institution avait alors procédé à des retenues sur le traitement de l’intéressé. Postérieurement, le fonctionnaire avait demandé à l’institution de placer les sommes retenues afin qu’elles produisent des intérêts, demande restée sans réponse. Une fois la procédure nationale terminée et la mainlevée de la saisie obtenue, les sommes furent restituées au fonctionnaire, mais sans aucun intérêt.
Le fonctionnaire a alors saisi la Cour de justice d’un recours visant à obtenir le paiement d’intérêts sur les montants retenus. Il soutenait premièrement que la saisie était illégale et que l’institution devait donc réparer le préjudice qui en découlait. Deuxièmement, il arguait que l’institution, en manquant à son devoir de sollicitude et en ignorant les instructions des parties, aurait dû faire fructifier les sommes et devait l’indemniser pour cette omission. Enfin, il invoquait un enrichissement sans cause de l’institution. L’institution défenderesse a opposé l’irrecevabilité du recours, arguant que les moyens soulevés étaient tardifs car ils contestaient en réalité des décisions antérieures non attaquées dans les délais. La question de droit qui se posait à la Cour était donc de savoir si un fonctionnaire peut, par la voie d’un recours en indemnité, contester l’illégalité d’une décision administrative ou d’un refus implicite qu’il n’a pas contestés dans les délais prévus par le statut des fonctionnaires.
À cette question, la Cour de justice répond par la négative. Elle juge que les moyens tirés de l’illégalité de la saisie et du manquement à l’obligation de faire produire des intérêts sont irrecevables. La Cour énonce clairement qu’« un fonctionnaire qui n’a pas attaqué en temps utile une décision de l’autorité investie du pouvoir de nomination à son égard ne saurait se prévaloir de l’illégalité prétendue de cette décision dans le cadre d’un recours en responsabilité ». Le recours en indemnité ne peut donc servir à contourner l’obligation de contester les actes administratifs faisant grief dans les délais impartis. Le seul moyen examiné au fond, celui de l’enrichissement sans cause, est rejeté faute de preuve. La solution de la Cour réaffirme la stricte application des règles de procédure du contentieux de la fonction publique européenne (I), consacrant ainsi une subordination rigoureuse du recours en responsabilité aux règles de l’action en annulation (II).
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I. L’affirmation d’une stricte autonomie procédurale du contentieux de la fonction publique
L’arrêt commenté réaffirme avec force le caractère spécial et autonome du contentieux liant les fonctionnaires à leurs institutions. La Cour établit d’abord la compétence exclusive du régime statutaire pour de tels litiges (A), avant d’en tirer les conséquences logiques quant à l’effet de forclusion attaché à l’inaction du requérant (B).
A. Le caractère exclusif du cadre procédural statutaire
La Cour prend soin de délimiter le champ d’application des différentes voies de recours. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « un litige entre un fonctionnaire et l’institution dont il dépend ou dépendait, et visant à la réparation d’un dommage, tombe, lorsqu’il trouve son origine dans le lien d’emploi qui unit l’intéressé à l’institution, dans le champ d’application de l’article 179 du traité et des articles 90 et 91 du statut, et se trouve donc en dehors de celui des articles 178 et 215 du traité ». Cette distinction est fondamentale. Elle signifie que le contentieux de la fonction publique communautaire constitue un système juridique complet et dérogatoire, qui prime le régime de droit commun de la responsabilité extracontractuelle de l’Union.
Cette solution garantit une cohérence et une prévisibilité juridiques pour les relations internes aux institutions. En canalisant tous les litiges liés à l’emploi vers une procédure unique et clairement définie, la Cour évite la dispersion des recours et prévient les stratégies de contournement. La valeur de cette jurisprudence réside dans sa capacité à préserver l’intégrité d’un corpus de règles spécialement conçu pour équilibrer les droits des fonctionnaires et les prérogatives de l’administration. Elle impose aux agents une discipline procédurale stricte, contrepartie de la protection que leur offre le statut.
B. L’effet de forclusion attaché à l’absence de contestation d’un acte faisant grief
La conséquence directe de cette autonomie procédurale est l’application rigoureuse des délais de recours. Le requérant, en n’ayant pas contesté en temps utile ni la décision de l’institution de procéder à la retenue sur sa rémunération, ni le rejet implicite de sa demande de placement des fonds, se voit opposer une fin de non-recevoir. La Cour formalise ce principe en jugeant qu’il « ne saurait échapper à la forclusion en faisant valoir ce moyen dans le cadre du présent recours ». L’écoulement des délais prévus aux articles 90 et 91 du statut a pour effet de purger les décisions administratives de toute contestation ultérieure quant à leur légalité.
Cette approche, bien que sévère pour le requérant, est essentielle à la sécurité juridique. Elle contraint le fonctionnaire à la vigilance et à la diligence, l’incitant à agir dès qu’un acte lui fait grief. La solution consacre la cristallisation des situations juridiques et empêche la remise en cause indéfinie des décisions administratives. La valeur de ce principe est de garantir la stabilité et le bon fonctionnement des institutions, qui doivent pouvoir considérer leurs actes comme définitifs après l’expiration des délais de recours. La charge de la preuve et de l’action repose ainsi sans équivoque sur le fonctionnaire qui s’estime lésé.
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II. La subordination de l’action en responsabilité au contentieux de l’annulation
Cet arrêt illustre parfaitement la relation de dépendance entre l’action en indemnité et l’action en annulation dans le contentieux de la fonction publique. La Cour interdit ainsi l’utilisation du recours indemnitaire comme un moyen détourné de contourner les exigences du recours en annulation (A), tout en confirmant le caractère subsidiaire et probatoirement exigeant des autres fondements de responsabilité (B).
A. L’irrecevabilité du recours indemnitaire comme palliatif à l’absence de recours en annulation
Le cœur du raisonnement de la Cour réside dans le refus de permettre au recours en responsabilité de se substituer à un recours en annulation forclos. Le préjudice dont le requérant demande réparation, à savoir la perte des intérêts, découle directement de l’illégalité alléguée de deux actes administratifs : la décision initiale de retenue et le refus implicite de placer les fonds. Puisque ces deux actes sont devenus définitifs faute d’avoir été contestés, leur illégalité ne peut plus être invoquée comme fondement d’une demande de réparation. La Cour verrouille ainsi le système en établissant que la légalité d’un acte administratif non contesté est présumée de manière irréfragable dans le cadre d’une action indemnitaire ultérieure.
Cette solution, classique en contentieux administratif, trouve ici une application particulièrement nette. Elle a pour portée de consacrer une hiérarchie claire entre les voies de droit : le recours principal pour contester un acte est l’annulation. Ce n’est qu’à défaut ou en complément que l’indemnisation peut être recherchée, mais elle ne peut reposer sur la critique d’un acte que le requérant a implicitement accepté en ne le contestant pas. La Cour prévient ainsi une insécurité juridique qui naîtrait de la possibilité de remettre en cause, sans limite de temps et par une voie détournée, des décisions devenues finales.
B. Le caractère résiduel et la charge probatoire de l’enrichissement sans cause
Le seul moyen que la Cour accepte d’examiner au fond est celui de l’enrichissement sans cause. Cependant, elle le rejette de manière expéditive en constatant « que le requérant n’a apporté aucun élément permettant à la cour d’apprécier l’existence d’un tel enrichissement ». Ce traitement démontre le caractère subsidiaire d’un tel fondement juridique. Il ne peut être invoqué avec succès que si, d’une part, aucune autre action n’est ouverte au demandeur et, d’autre part, les conditions strictes de sa mise en œuvre sont rigoureusement prouvées.
La portée de cette partie du raisonnement est de rappeler que, même si les voies de droit statutaires sont fermées, les principes généraux du droit peuvent offrir une dernière ressource. Toutefois, cette ressource n’est pas une porte ouverte à la réparation de tous les préjudices. La charge de la preuve qui pèse sur le demandeur est particulièrement lourde. Il ne suffit pas d’alléguer un avantage indûment perçu par l’administration ; il faut en établir la réalité et le montant de manière précise et circonstanciée. En l’espèce, l’absence de tout commencement de preuve scelle le sort du recours et confirme que le succès d’une action fondée sur l’enrichissement sans cause demeure exceptionnel.