BREUIL c. FRANCE

L’arrêt rendu par la Cour de cassation le 17 mai 2023 offre une illustration saisissante de la tension entre la nécessité de corriger les erreurs judiciaires et le respect des garanties fondamentales du procès. En l’espèce, un individu poursuivi pour plusieurs infractions économiques avait été relaxé du chef de présentation de comptes annuels inexacts par un jugement du tribunal correctionnel en date du 9 décembre 2019, dont le dispositif fut lu à l’audience. Se fiant à cette décision publique, l’intéressé n’avait pas interjeté appel. Ce n’est qu’en obtenant une copie du jugement motivé qu’il constata que les motifs de la décision le déclaraient au contraire coupable de cette même infraction. La partie civile, initialement déclarée irrecevable, engagea une procédure en rectification d’erreur matérielle. Le tribunal rejeta cette requête par un jugement du 8 février 2021, une décision confirmée par la cour d’appel le 15 juillet 2021, qui estima que la relaxe prononcée publiquement avait acquis un caractère définitif. Saisie d’un pourvoi par la partie civile, la Cour de cassation a pourtant cassé sans renvoi l’arrêt d’appel, ordonnant elle-même la rectification du jugement initial. Par cette intervention, elle a substitué dans le dispositif la mention de la relaxe par une déclaration de culpabilité. Il s’agissait donc pour la haute juridiction de déterminer si une contradiction entre les motifs et le dispositif d’un jugement pénal peut être qualifiée d’erreur matérielle rectifiable, au risque de transformer une relaxe devenue définitive en condamnation, privant ainsi le condamné de son droit d’appel. La Cour de cassation y a répondu par l’affirmative, considérant que la volonté réelle des premiers juges, exprimée dans les motifs, devait prévaloir sur le dispositif erronément retranscrit. Si une telle solution repose sur une interprétation extensive de la notion d’erreur matérielle (I), elle n’en demeure pas moins gravement attentatoire aux principes directeurs du procès équitable (II).

I. Une conception extensive de la rectification d’erreur matérielle

La décision de la Cour de cassation s’articule autour d’une qualification audacieuse de la nature de l’erreur commise par les premiers juges. En assimilant une contradiction de fond à une simple erreur matérielle, elle fait prévaloir la motivation sur le verdict prononcé.

A. L’assimilation de la contradiction à une erreur réparable

La procédure en rectification d’erreur matérielle, prévue par le code de procédure pénale, vise traditionnellement à corriger des fautes purement formelles, telles qu’une coquille, une erreur de nom ou un oubli de statuer sur un chef de demande. Elle ne doit en principe jamais affecter la substance même de la décision et modifier les droits et obligations des parties tels que fixés par les juges. En l’occurrence, la divergence entre des motifs retenant la culpabilité et un dispositif prononçant la relaxe ne relève pas d’une simple inadvertance, mais d’une incohérence fondamentale au cœur du raisonnement judiciaire.

En choisissant de la traiter comme une erreur matérielle, la Cour de cassation opère une extension notable de cette notion. Elle estime que la véritable décision des juges du fond se trouvait dans les motifs et que le dispositif n’en était qu’une retranscription défaillante. La haute juridiction considère donc que la rectification ne modifie pas la substance de la décision, mais ne fait que restaurer sa cohérence originelle. Cette analyse postule une intention claire et univoque des premiers juges, que la seule lecture des motifs permettrait de révéler, reléguant le dispositif et son prononcé public au rang de simple formalité d’exécution.

B. La primauté conférée aux motifs sur le dispositif

Cette solution consacre une hiérarchie implicite où les motifs, en tant qu’expression de la volonté intellectuelle des juges, l’emportent sur le dispositif, qui constitue pourtant la partie de la décision dotée de l’autorité de la chose jugée. Traditionnellement, seul le dispositif fixe le sort des parties et acquiert force exécutoire. C’est sur la base de son contenu que les voies de recours sont exercées et que la sécurité juridique est assurée. En permettant que ce dispositif soit substantiellement altéré sur le fondement d’une motivation contraire, la Cour de cassation fragilise cette architecture.

La haute juridiction justifie cette primauté en se fondant sur une recherche de la « vérité judiciaire » telle qu’exprimée par les juges du fond. La cassation sans renvoi et la rectification directe opérée par la Cour de cassation elle-même témoignent de sa volonté d’assurer une réparation immédiate et définitive de ce qu’elle perçoit comme une défaillance dans l’expression du jugement. Cependant, en agissant de la sorte, elle transforme radicalement le statut juridique d’un individu, qui passe d’un statut de personne relaxée à celui de personne condamnée, sans que cette nouvelle situation ne puisse faire l’objet du moindre débat contradictoire au fond.

II. Une solution attentatoire aux garanties du procès équitable

En privilégiant la cohérence interne de la décision au détriment des droits de la défense, la Cour de cassation expose sa solution à une critique sévère au regard des standards européens. Elle anéantit de fait le droit à un double degré de juridiction et porte une atteinte disproportionnée à la sécurité juridique.

A. La suppression du droit au réexamen de la condamnation

L’article 2 du Protocole n° 7 à la Convention européenne des droits de l’homme garantit à toute personne déclarée coupable d’une infraction pénale « le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité ou la condamnation ». En l’espèce, le requérant, ayant entendu le prononcé public de sa relaxe, a légitimement renoncé à exercer son droit d’appel dans le délai légal. La décision de la Cour de cassation, en le déclarant coupable bien après l’expiration de ce délai, crée une condamnation pénale qui n’a jamais pu être contestée sur le fond devant une cour d’appel.

La rectification, en apparence technique, aboutit matériellement à priver l’intéressé d’une voie de recours effective. Il se retrouve condamné par une décision devenue définitive dès son prononcé par la Cour de cassation, sans avoir jamais eu l’opportunité de contester les éléments à charge ou l’appréciation des faits qui fondent cette nouvelle déclaration de culpabilité. La question posée par la Cour européenne des droits de l’homme est donc centrale : la substitution d’une relaxe par une condamnation peut-elle se faire au mépris du « droit du requérant de faire réexaminer sa déclaration de culpabilité et sa condamnation pénale par une juridiction supérieure » ? La réponse semble devoir être négative.

B. L’atteinte à la sécurité juridique et aux droits de la défense

Au-delà de la question de l’appel, la solution porte atteinte au principe plus large de la sécurité juridique et au droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 de la Convention. La prévisibilité de la loi et des décisions de justice est une composante essentielle de la prééminence du droit. Un justiciable doit pouvoir se fier au prononcé public d’une décision de justice, surtout en matière pénale où sa liberté est en jeu. En permettant une modification substantielle d’un jugement sur la base d’une procédure en rectification, la Cour de cassation introduit une incertitude majeure.

De plus, cette rectification tardive viole le « droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ». La stratégie de défense de l’individu s’est logiquement construite autour de la relaxe prononcée. Le changement de verdict intervenu des années plus tard le place dans une situation où toute préparation de défense pour un appel est devenue impossible. En cherchant à rétablir la logique interne d’un jugement, la haute juridiction a sacrifié des garanties procédurales fondamentales, créant une situation où une condamnation pénale a été imposée sans qu’un débat au fond et un recours effectif n’aient jamais été possibles.

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