BRUNI c. ITALIE

Par une décision en date du 3 mars 2020, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée sur la recevabilité d’une requête dirigée contre un État membre, concernant une procédure de classement sans suite d’une plainte pénale. En l’espèce, un avocat, précédemment condamné pour escroquerie aggravée, avait déposé plainte pour calomnie et faux témoignage à l’encontre de son ancienne cliente et du beau-fils de celle-ci, estimant que leurs déclarations avaient conduit à sa condamnation. Cette plainte fit l’objet d’une première ordonnance de classement sans suite par un juge des investigations préliminaires. Le plaignant forma un pourvoi en cassation qui aboutit à l’annulation de cette ordonnance, au motif que la demande de classement ne lui avait pas été notifiée. Suite à cette annulation, le même juge déclara vouloir s’abstenir de connaître de l’affaire, ce qui fut accepté par le président du tribunal qui désigna un autre magistrat. Après des investigations complémentaires, le parquet requit de nouveau un classement sans suite. Cependant, ce fut le juge qui s’était initialement abstenu qui, sans tenir d’audience, statua sur l’opposition du requérant, la déclara irrecevable et ordonna le classement définitif des poursuites. Le requérant n’a pas formé de pourvoi en cassation contre cette seconde ordonnance de classement. Saisissant la Cour européenne, il alléguait une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, arguant d’un défaut d’impartialité du juge qui avait statué en dépit de son abstention. Il appartenait donc à la Cour de déterminer si un requérant, qui se plaint d’une violation du droit à un tribunal impartial, peut valablement la saisir sans avoir préalablement exercé un recours interne spécifiquement prévu pour sanctionner une telle irrégularité. La Cour déclare la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention. Si la Cour admet l’applicabilité de l’article 6 de la Convention dans sa dimension civile (I), elle sanctionne fermement le défaut d’exercice par le requérant d’un recours effectif qui lui était pourtant ouvert (II).

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I. L’applicabilité retenue de l’article 6 au profit de la partie lésée

Avant d’examiner le moyen d’irrecevabilité tiré du non-épuisement des voies de recours, la Cour prend soin de vérifier que la procédure litigieuse entrait bien dans le champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle y répond par l’affirmative en se fondant sur une jurisprudence établie, rappelant que la plainte du requérant, bien que pénale, tendait à la protection d’un droit de caractère civil (A) et que son comportement procédural excluait toute renonciation à son droit à réparation (B).

A. La confirmation du caractère civil du droit à la réputation

La Cour rappelle d’emblée que la Convention ne garantit pas un droit de faire poursuivre ou condamner pénalement des tiers. Toutefois, l’article 6 § 1 sous son volet civil peut trouver à s’appliquer lorsqu’une telle action vise à protéger un droit de caractère civil. En l’occurrence, la Cour considère que la plainte pour calomnie et faux témoignage déposée par le requérant avait pour objet de défendre son honneur et sa considération professionnelle, mis à mal par sa condamnation antérieure. Elle estime ainsi que la plainte « visait à faire valoir un droit de caractère civil – à savoir le droit à la protection de sa réputation – dont il pouvait de manière défendable se prétendre titulaire ». Cette analyse s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle constante qui reconnaît que des procédures internes, même pénales, peuvent avoir une incidence déterminante sur des droits et obligations de caractère civil. La protection de la réputation est l’un de ces droits, permettant d’attraire sous l’empire de l’article 6 des procédures qui, autrement, en seraient exclues. La Cour n’exige pas que le requérant se soit formellement constitué partie civile, l’enjeu civil de la procédure étant suffisant.

B. L’exercice actif des prérogatives procédurales comme indice de la volonté de réparation

Pour que l’article 6 soit applicable, il faut non seulement que l’issue de la procédure soit déterminante pour un droit de caractère civil, mais également que le requérant n’ait pas renoncé à faire valoir ce droit. La Cour examine donc le comportement de l’intéressé tout au long de la procédure interne. Elle relève que le requérant a joué un rôle actif, en s’opposant aux demandes de classement et en utilisant avec succès une première fois le pourvoi en cassation. Pour la Cour, le fait que le requérant se soit « activement prévalu des droits procéduraux qui lui étaient reconnus par la loi en tant que partie lésée » démontre qu’on ne saurait considérer qu’il avait « renoncé à exercer son droit à réparation ». Cet engagement procédural manifeste son intention de voir reconnaître le préjudice subi, notamment celui porté à sa réputation, et de ne pas se contenter d’une simple sanction pénale des mis en cause. Cette approche pragmatique permet à la Cour d’étendre la protection de l’article 6 à la partie lésée qui, sans avoir initié une action civile formelle, démontre par ses actes sa volonté d’obtenir une forme de réparation.

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Une fois l’applicabilité de l’article 6 établie, la Cour se devait d’examiner l’exception de non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le gouvernement défendeur. C’est sur ce terrain que la requête échoue, la Cour constatant que le requérant disposait d’un recours apte à redresser la violation alléguée, mais qu’il a délibérément choisi de ne pas l’utiliser.

II. Le non-épuisement des voies de recours internes, cause dirimante d’irrecevabilité

La Cour applique avec rigueur la règle de l’épuisement des recours internes prévue à l’article 35 § 1 de la Convention. Elle constate l’existence d’un recours interne qui était à la fois accessible et adéquat pour contester la partialité du juge (A), tout en écartant les justifications avancées par le requérant pour son inaction (B).

A. L’existence d’un recours interne accessible et adéquat

La Cour rappelle que l’obligation d’épuiser les voies de recours internes n’impose l’exercice que des recours effectifs, c’est-à-dire ceux susceptibles d’offrir au requérant le redressement de ses griefs. Le gouvernement soutenait que le requérant aurait dû former un pourvoi en cassation contre la seconde ordonnance de classement du 5 novembre 2009. La Cour valide cette argumentation en se référant au droit interne pertinent. Elle observe que le code de procédure pénale italien prévoit expressément que la décision prise par un juge après l’acceptation de sa déclaration d’abstention est frappée de « nullité absolue et est irrémédiable (insanabile) au sens de l’article 178 § 1 a) du CPP ». De plus, cette nullité constitue un moyen de cassation. Par conséquent, un pourvoi en cassation aurait permis au requérant de faire annuler l’ordonnance litigieuse, prise par un juge qui n’avait plus la compétence pour statuer. Ce recours était donc parfaitement adéquat pour remédier à la violation principale alléguée devant la Cour, à savoir le défaut d’impartialité du tribunal. L’efficacité de ce recours était d’autant plus avérée que le requérant l’avait lui-même utilisé avec succès une première fois dans la même procédure.

B. Le rejet des justifications avancées par le requérant

Face à son inaction, le requérant avançait deux arguments : le coût de la procédure et le caractère illusoire du recours en raison de l’imminence de la prescription des faits. La Cour balaie ces justifications. D’une part, elle estime que « l’on ne saurait justifier le non-exercice du recours en cassation par le risque encouru par le requérant d’être condamné au paiement des frais de procédure ». Admettre un tel argument reviendrait à vider de sa substance l’exigence de l’épuisement des recours internes. D’autre part, concernant l’imminence de la prescription, la Cour souligne que l’intéressé n’a fourni aucune précision sur le délai applicable ni sur la manière dont cette circonstance aurait privé le recours de toute perspective raisonnable de succès. Elle rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné qui n’est pas de toute évidence voué à l’échec ne constitue pas une raison valable pour justifier la non-utilisation de recours internes ». En ne saisissant pas la Cour de cassation, le requérant a ainsi privé l’État défendeur de l’occasion de redresser lui-même la violation alléguée, ce qui constitue le fondement même du principe de subsidiarité sur lequel repose le système de la Convention.

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