Chambre commerciale financière et économique de la Cour de cassation, le 2 juillet 2025, n°24-20.714

La question prioritaire de constitutionnalité constitue un mécanisme de contrôle a posteriori des lois, permettant à tout justiciable de contester la conformité d’une disposition législative aux droits et libertés garantis par la Constitution. L’arrêt rendu par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 2 juillet 2025 illustre l’articulation entre le droit des procédures collectives et la protection constitutionnelle du droit de propriété.

En l’espèce, une société civile immobilière avait consenti un bail commercial à une société ultérieurement placée en redressement judiciaire. Des loyers demeurèrent impayés postérieurement au jugement d’ouverture. Le bailleur sollicita la résiliation du bail devant le juge-commissaire. À la date où ce dernier statua, la créance de loyer avait été intégralement réglée.

La société bailleresse forma un pourvoi en cassation contre l’arrêt rendu le 23 juillet 2024 par la cour d’appel de Montpellier, qui avait rejeté sa demande de résiliation. À l’occasion de ce pourvoi, elle déposa un mémoire spécial le 25 avril 2025, soulevant une question prioritaire de constitutionnalité relative à l’article L. 622-14 du code de commerce, tel qu’interprété par la jurisprudence.

La bailleresse soutenait que l’interprétation jurisprudentielle de ce texte, interdisant au juge-commissaire de prononcer la résiliation du bail lorsque les loyers ont été réglés avant qu’il statue, portait atteinte au droit de propriété garanti par les articles 2 et 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

La Cour de cassation devait déterminer si cette interprétation jurisprudentielle de l’article L. 622-14 du code de commerce méconnaissait le droit de propriété du bailleur de manière suffisamment caractérisée pour justifier le renvoi de la question au Conseil constitutionnel.

La chambre commerciale dit n’y avoir lieu de renvoyer la question au Conseil constitutionnel. Elle retint que « l’interprétation jurisprudentielle de l’article L. 622-14 du code de commerce selon laquelle le juge-commissaire ne peut prononcer ou constater la résiliation du bail commercial pour des loyers impayés échus postérieurement au jugement d’ouverture du preneur lorsque, à la date où il statue, la créance de loyer a été intégralement payée, se justifie par l’objectif d’intérêt général de préserver le redressement ou la cession de l’entreprise ». Elle ajouta que cette interprétation « ne porte pas une atteinte disproportionnée aux conditions d’exercice du droit de propriété du bailleur au regard de l’objectif ainsi poursuivi ».

Cet arrêt consacre la primauté de l’objectif de sauvegarde de l’entreprise sur les prérogatives individuelles du bailleur (I), tout en révélant les limites du contrôle de constitutionnalité des interprétations jurisprudentielles (II).

I. La primauté de l’objectif de sauvegarde sur les prérogatives du bailleur

L’arrêt confirme l’existence d’un régime dérogatoire du bail en procédure collective (A), légitimé par la poursuite d’un intérêt général économique (B).

A. Le régime dérogatoire du bail en procédure collective

L’article L. 622-14 du code de commerce organise un régime spécifique de résiliation des baux commerciaux lorsque le preneur fait l’objet d’une procédure collective. Ce texte déroge au droit commun du bail, qui permettrait au bailleur d’obtenir la résiliation pour défaut de paiement des loyers sur le fondement de la clause résolutoire ou par voie judiciaire.

La jurisprudence a progressivement précisé la portée de cette disposition. Elle retient désormais que le juge-commissaire ne peut prononcer la résiliation lorsque la dette locative a été apurée avant qu’il statue. Cette interprétation prive le bailleur de la faculté d’invoquer un défaut de paiement historique pour obtenir la rupture du contrat.

Le mécanisme ainsi dégagé subordonne le droit à résiliation du bailleur à la persistance effective de l’impayé. La régularisation opérée par le débiteur ou ses organes neutralise rétroactivement le manquement contractuel. Le bailleur se trouve donc dans l’impossibilité de se prévaloir d’une défaillance passée, fût-elle avérée au moment de sa survenance.

Cette solution s’inscrit dans la logique générale des procédures collectives, qui tendent à maintenir les contrats nécessaires à la poursuite de l’activité. Le bail commercial figure parmi ces contrats essentiels, le local constituant fréquemment un actif stratégique pour le redressement ou la cession de l’entreprise.

B. La légitimation par l’intérêt général économique

La Cour de cassation justifie explicitement l’interprétation contestée par « l’objectif d’intérêt général de préserver le redressement ou la cession de l’entreprise ». Cette motivation traduit une conception fonctionnelle du droit des procédures collectives, orientée vers le sauvetage des activités viables.

L’intérêt général ainsi invoqué ne se confond pas avec l’intérêt du seul débiteur. Il englobe la préservation de l’emploi, le maintien du tissu économique local et la satisfaction des créanciers par la poursuite de l’exploitation. Le bail commercial participe directement de cet objectif lorsqu’il permet le maintien du fonds de commerce dans les locaux.

La chambre commerciale opère un contrôle de proportionnalité entre l’atteinte au droit de propriété du bailleur et l’objectif poursuivi. Elle conclut à l’absence d’atteinte disproportionnée. Ce raisonnement emprunte aux méthodes du Conseil constitutionnel, qui examine systématiquement l’adéquation entre les restrictions aux droits fondamentaux et les motifs d’intérêt général les justifiant.

La solution retenue privilégie une approche économique du litige. Le bailleur qui recouvre l’intégralité de sa créance ne subit qu’une atteinte temporaire à ses prérogatives contractuelles. Le paiement tardif constitue certes un trouble, mais celui-ci demeure limité dès lors que la dette est finalement honorée.

II. Les limites du contrôle de constitutionnalité des interprétations jurisprudentielles

L’arrêt met en lumière le caractère restrictif du filtrage des questions prioritaires de constitutionnalité (A), tout en soulevant des interrogations sur l’équilibre des intérêts en présence (B).

A. Le caractère restrictif du filtrage

La Cour de cassation exerce un rôle de filtre dans le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité. Elle apprécie si la question présente un caractère sérieux justifiant sa transmission au Conseil constitutionnel. Cette fonction de filtrage lui confère un pouvoir significatif dans la détermination du champ du contrôle de constitutionnalité.

L’arrêt commenté illustre une conception rigoureuse des conditions de renvoi. La chambre commerciale estime que l’interprétation jurisprudentielle contestée ne porte pas une atteinte suffisante au droit de propriété pour mériter l’examen du Conseil constitutionnel. Elle tranche elle-même la question de proportionnalité, sans déléguer cette appréciation au juge constitutionnel.

Cette approche s’inscrit dans une tendance générale de la Cour de cassation à exercer pleinement sa fonction de filtre. Les statistiques révèlent un taux de renvoi relativement faible, particulièrement en matière commerciale. Les juridictions suprêmes tendent à considérer que de nombreuses questions, bien que recevables, ne présentent pas le caractère sérieux requis.

La motivation adoptée demeure succincte. La Cour affirme l’existence d’un intérêt général et l’absence d’atteinte disproportionnée sans développer longuement son raisonnement. Cette concision, caractéristique des décisions de non-lieu à renvoi, limite la portée explicative de l’arrêt.

B. L’équilibre contestable des intérêts en présence

La solution retenue sacrifie partiellement les intérêts du bailleur au bénéfice de la préservation de l’entreprise. Ce choix, juridiquement fondé, n’échappe pas à la critique. Le bailleur propriétaire supporte les conséquences des difficultés financières d’un tiers auquel il a consenti un droit d’occupation.

Le droit de propriété implique, selon la conception classique, la faculté de disposer librement de son bien et d’en percevoir les fruits. Le bail commercial constitue précisément un mode de valorisation du bien immobilier. L’impossibilité d’obtenir la résiliation en cas de défaut de paiement, fût-il régularisé, affecte cette faculté de jouissance.

La jurisprudence contestée crée une incertitude pour le bailleur. Celui-ci ne peut anticiper avec certitude les conditions dans lesquelles il pourra recouvrer la disposition de son bien. Le preneur en difficulté dispose d’un délai de fait pour régulariser sa situation, pendant lequel le bailleur demeure privé de tout recours efficace.

L’équilibre ainsi défini reflète un choix de politique juridique favorable à la sauvegarde des entreprises. Ce choix, cohérent avec l’évolution générale du droit des procédures collectives depuis les réformes successives, consacre la fonction sociale de l’entreprise au détriment partiel des droits individuels des créanciers. Le bailleur se trouve assimilé aux autres créanciers, soumis aux contraintes de la discipline collective malgré la spécificité de sa situation de propriétaire.

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Hassan KOHEN
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