Chambre commerciale financière et économique de la Cour de cassation, le 25 juin 2025, n°23-22.430

La question de la requalification des relations entre plateformes numériques de mobilité et chauffeurs de voitures de transport avec chauffeur en contrat de travail constitue un enjeu majeur du droit social contemporain. La chambre commerciale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 25 juin 2025, apporte une contribution significative à ce débat en examinant les critères du lien de subordination dans le contexte spécifique de la concurrence déloyale.

Une société gestionnaire de centrale de réservation de taxis, ayant également exploité une activité de voitures de transport avec chauffeur de juin 2011 à juin 2017, proposait la réservation de ses véhicules par le biais de sites internet et, à compter du 5 mars 2012, via une application pour téléphone de dernière génération. Une autre société exploitait une plateforme de mise en relation d’exploitants de véhicules de transport avec chauffeur avec des clients au moyen d’une application similaire. La première société a assigné la seconde en concurrence déloyale, soutenant que celle-ci ne respectait pas diverses réglementations en matière de droit des transports et de droit du travail. La cour d’appel de Paris, le 28 septembre 2023, a fait droit à ces demandes en retenant que la plateforme agissait comme un opérateur de transport employant des chauffeurs. La société exploitant la plateforme a formé un pourvoi en cassation, contestant notamment la caractérisation du lien de subordination juridique entre elle et les chauffeurs partenaires.

La question posée à la Cour de cassation était la suivante : les conditions d’exercice de l’activité des chauffeurs utilisant une plateforme numérique de mise en relation permettent-elles de caractériser un lien de subordination juridique constitutif d’une relation de travail salarié, alors même que ces chauffeurs disposent contractuellement d’une liberté de connexion et d’acceptation des courses ?

La chambre commerciale de la Cour de cassation rejette le pourvoi. Elle considère que la cour d’appel a légalement justifié sa décision en retenant l’existence d’un service organisé caractéristique du lien de subordination, sans qu’il soit nécessaire de procéder à des recherches complémentaires sur les conditions effectives d’exercice de l’activité.

Cet arrêt mérite une analyse approfondie tant au regard des critères retenus pour caractériser le lien de subordination dans l’économie des plateformes (I) qu’au regard des conséquences de cette qualification sur le terrain de la concurrence déloyale (II).

I. La caractérisation du lien de subordination dans l’économie des plateformes

La Cour de cassation confirme une approche extensive du critère du service organisé (A), tout en relativisant la portée des libertés contractuellement reconnues aux chauffeurs (B).

A. L’affirmation d’un service organisé par la plateforme

La chambre commerciale valide le raisonnement de la cour d’appel de Paris qui avait retenu que la plateforme « organise un service de transport de personnes et agit comme un opérateur de transport en employant des chauffeurs ». Cette qualification repose sur plusieurs éléments factuels convergents. Le contrat de partenariat imposait aux chauffeurs de « respecter une procédure stricte et détaillée composée de directives depuis la connexion jusqu’à la fin de la prestation, s’analysant en un ordre de course ». Les chauffeurs devaient notamment « se rendre immédiatement, sans détour, et par le plus court chemin possible de son choix vers le lieu de prise en charge mentionné ». La cour d’appel en avait déduit qu’« ainsi il ne peut décider librement des conditions de réalisation de la prestation ».

La Haute juridiction retient également que la plateforme « fixe unilatéralement le tarif de la prestation de transport et pratique des offres promotionnelles qui s’imposent aux chauffeurs ». Cette fixation unilatérale du prix constitue un indice déterminant du service organisé, car elle prive le chauffeur de toute autonomie commerciale dans la détermination de sa rémunération. La charte qualité annexée au contrat renforçait cette analyse en imposant des standards précis : « le partenaire doit fournir un service conforme à l’image » de la plateforme, notamment « fournir une bouteille d’eau, n’interagir que si le client le souhaite, ouvrir les portes à l’accueil et à la dépose ».

Ces éléments caractérisent un encadrement des conditions d’exécution de la prestation qui dépasse la simple coordination inhérente à toute relation commerciale entre professionnels indépendants.

B. La neutralisation des libertés formelles reconnues aux chauffeurs

La société demanderesse au pourvoi invoquait plusieurs éléments contractuels et factuels censés démontrer l’absence de lien de subordination. L’article 6-1 du contrat de partenariat prévoyait que « le chauffeur est libre de se connecter ou pas sur l’application, en indiquant sa disponibilité, et d’accepter ou non la course ». Il lui était également reconnu la liberté d’organiser l’itinéraire « comme il le souhaite ». La plateforme faisait valoir qu’en pratique, « le taux d’acceptation des courses proposées était d’environ 50 % » et que « les chauffeurs VTC se connectaient en moyenne 8,5 heures par semaine à l’application ».

La Cour de cassation écarte ces arguments en considérant que la cour d’appel n’était « pas tenue de procéder à une recherche inopérante ». Cette formulation révèle une hiérarchisation des critères du lien de subordination. Les libertés de connexion et d’acceptation des courses, si elles constituent des indices d’indépendance, ne suffisent pas à neutraliser les éléments caractéristiques du service organisé. Le pourvoi soutenait également que l’article 3.1.3 du contrat reconnaissait aux chauffeurs « la possibilité de réaliser des prestations de transport par l’intermédiaire d’une société concurrente et/ou à son propre compte ». La cour d’appel avait pourtant retenu que « le chauffeur a l’interdiction de développer une clientèle personnelle » en se fondant sur l’article 13 interdisant de « détourner ou tenter de détourner les clients obtenus par l’intermédiaire de l’application ».

La chambre commerciale valide cette analyse sans retenir la dénaturation invoquée, considérant implicitement que la liberté théorique de recourir à d’autres plateformes ne compense pas l’impossibilité pratique de fidéliser une clientèle propre.

II. Les implications de la qualification sur le terrain de la concurrence déloyale

La reconnaissance d’une relation de travail dissimulée fonde le grief de concurrence déloyale (A), ouvrant la voie à une régulation juridictionnelle des plateformes numériques (B).

A. Le travail dissimulé comme source de distorsion concurrentielle

L’action engagée par la société gestionnaire de centrale de taxis reposait sur le fondement de la concurrence déloyale. Elle soutenait que le non-respect par la plateforme des réglementations relatives au droit du travail lui procurait un avantage concurrentiel indu. La reconnaissance d’une relation de travail salarié entre la plateforme et ses chauffeurs implique que celle-ci aurait dû s’acquitter des charges sociales patronales et respecter les dispositions protectrices du code du travail.

L’arrêt confirme ainsi que le recours à des travailleurs faussement qualifiés d’indépendants constitue un acte de concurrence déloyale au détriment des opérateurs qui emploient régulièrement des salariés. La distorsion concurrentielle résulte de l’économie réalisée sur le coût du travail. La plateforme, en ne supportant pas les charges sociales et les contraintes du droit du travail, peut proposer des tarifs inférieurs à ceux de ses concurrents respectueux de la législation sociale. La société demanderesse à l’action initiale, qui employait régulièrement ses chauffeurs, subissait donc un préjudice direct du fait de cette concurrence faussée.

La Cour de cassation, en rejetant le pourvoi, consacre la possibilité pour un concurrent de se prévaloir du non-respect du droit du travail comme fondement d’une action en concurrence déloyale. Cette solution renforce l’effectivité des règles sociales en ouvrant une voie d’action complémentaire à celle des organismes de recouvrement et de l’inspection du travail.

B. La portée normative de la décision pour l’économie des plateformes

Cet arrêt de rejet, publié au Bulletin, s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation tendant à requalifier en contrat de travail les relations entre plateformes numériques et travailleurs indépendants. La chambre sociale avait déjà, par plusieurs arrêts, retenu l’existence d’un lien de subordination dans des configurations similaires. L’apport de la présente décision réside dans son intervention sur le terrain de la concurrence déloyale, relevant de la compétence de la chambre commerciale.

La convergence des chambres de la Cour de cassation sur cette question renforce la portée normative de la solution. Les plateformes numériques ne peuvent plus arguer de la liberté formelle laissée aux travailleurs pour échapper à la qualification de contrat de travail. Les critères déterminants demeurent la fixation unilatérale des tarifs, l’encadrement des conditions d’exécution de la prestation et l’impossibilité de développer une clientèle propre. Le pouvoir de sanction, caractérisé par la possibilité de résilier le contrat en cas d’évaluation moyenne inférieure à un certain seuil, constitue un indice supplémentaire du lien de subordination, quand bien même il ne s’agirait formellement que d’une faculté de résiliation pour inexécution contractuelle.

Cette décision invite les plateformes à reconsidérer leur modèle économique. Le recours au statut de travailleur indépendant ne peut constituer un instrument de contournement du droit du travail lorsque les conditions effectives d’exercice de l’activité révèlent un lien de subordination juridique.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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