Par une décision en date du 17 mai 2024, le Conseil constitutionnel a été amené à se prononcer sur la constitutionnalité de la loi relative à l’organisation de la gouvernance de la sûreté nucléaire et de la radioprotection. Saisi par plus de soixante députés sur le fondement du deuxième alinéa de l’article 61 de la Constitution, le juge constitutionnel a examiné la conformité de plusieurs dispositions de ce texte, notamment au regard des exigences de la Charte de l’environnement et de la répartition des compétences entre la loi et le règlement.
Les faits à l’origine de cette saisine concernent l’adoption d’une loi réformant en profondeur la structure de contrôle de la filière nucléaire française. Le texte prévoyait la fusion de l’Autorité de sûreté nucléaire, chargée de la prise de décision, et de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, qui détenait jusqu’alors une compétence d’expertise technique. Cette réorganisation aboutissait à la création d’une entité unique, l’Autorité de sûreté nucléaire et de radioprotection, regroupant à la fois les fonctions d’expertise et de décision.
La procédure a été initiée par des députés qui ont déféré la loi au Conseil constitutionnel après son adoption par le Parlement et avant sa promulgation. Les requérants avançaient plusieurs griefs. Ils soutenaient que la concentration des missions d’expertise et de décision au sein d’une même autorité constituait une régression en matière de protection de l’environnement, privant de garanties légales les exigences découlant des articles 1er et 3 de la Charte de l’environnement. Ils arguaient également que le législateur avait méconnu l’étendue de sa compétence en renvoyant au règlement intérieur de la nouvelle autorité le soin de définir des règles substantielles, notamment sur la séparation interne des fonctions, la déontologie et la publicité des expertises, ce qui contreviendrait à l’article 34 de la Constitution. Enfin, ils estimaient que les modalités de publication des rapports d’expertise portaient atteinte au droit d’accès à l’information en matière environnementale garanti par l’article 7 de la Charte.
Le problème de droit soulevé par ce recours portait donc sur la question de savoir si la création d’une autorité administrative indépendante unique fusionnant les fonctions d’expertise et de décision en matière de sûreté nucléaire, tout en déléguant à son règlement intérieur la définition des modalités de leur séparation fonctionnelle et des règles de transparence, méconnaissait les exigences constitutionnelles relatives à la protection de l’environnement et à la compétence du législateur.
Le Conseil constitutionnel a répondu par la négative, jugeant les dispositions contestées conformes à la Constitution. Il a considéré que la nouvelle organisation ne privait pas de garanties légales les exigences environnementales, dès lors que la loi elle-même impose une distinction entre les fonctions d’expertise et de décision au sein de la nouvelle structure. Le Conseil a également jugé que le législateur n’avait pas commis d’incompétence négative en renvoyant la définition des modalités d’organisation au pouvoir réglementaire interne de l’autorité, estimant que les principes fondamentaux avaient bien été fixés par la loi.
La décision valide ainsi une réorganisation substantielle de la gouvernance de la sûreté nucléaire (I), tout en confirmant la latitude du législateur à déléguer des compétences normatives à une autorité administrative indépendante (II).
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I. La validation constitutionnelle d’un modèle unifié de gouvernance de la sûreté nucléaire
Le Conseil constitutionnel a validé la fusion des anciennes entités d’expertise et de décision, considérant que la réorganisation opérée par le législateur ne portait pas atteinte aux exigences constitutionnelles. Cette position repose sur une légitimation du principe même de la fusion (A) et sur la reconnaissance d’une séparation fonctionnelle interne comme une garantie suffisante (B).
A. La légitimation de la fusion des fonctions d’expertise et de décision
Les députés requérants contestaient le principe même de la réunion, au sein d’une unique autorité, des missions d’expertise et de contrôle, y voyant une perte de garantie pour la protection de l’environnement. Le Conseil constitutionnel écarte ce grief en rappelant un principe constant de sa jurisprudence : « il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, d’adopter des dispositions nouvelles dont il lui appartient d’apprécier l’opportunité ». Ce faisant, il réaffirme la pleine souveraineté du Parlement dans le choix de l’organisation administrative, y compris dans un domaine aussi sensible que celui de la sûreté nucléaire. Le Conseil observe que la réforme se limite à transférer des missions à une autorité administrative indépendante, dont le statut est lui-même encadré par une loi organique, et qu’elle « n’a ni pour objet ni pour effet de modifier les obligations auxquelles sont soumises les activités nucléaires civiles ».
Cette approche pragmatique permet de dissocier le débat sur l’opportunité politique de la réforme, qui relève du législateur, de son contrôle de constitutionnalité, qui se limite à vérifier l’absence de rupture avec une exigence constitutionnelle. En ne condamnant pas par principe le modèle de l’expertise intégrée, le Conseil évite de figer une organisation administrative spécifique et laisse au législateur le soin de l’adapter aux défis contemporains, comme celui de la relance de la filière nucléaire explicitement mentionné dans l’intitulé de la loi. La décision reconnaît ainsi qu’une structure administrative n’est pas une garantie en soi ; ce sont les règles qui la régissent qui le sont.
B. La reconfiguration du principe de séparation comme garantie jugée suffisante
Le cœur de l’argumentation du Conseil réside dans la reconnaissance du maintien d’une garantie légale, non plus organique mais fonctionnelle. Si la séparation organique entre deux entités distinctes disparaît, la loi la remplace par une nouvelle exigence interne à la nouvelle autorité. Le Conseil souligne en effet qu’en application du nouvel article L. 592-13-1 du code de l’environnement, « une distinction doit être opérée entre les fonctions d’expertise et de décision ». Cette obligation légale de séparation fonctionnelle constitue, pour le juge constitutionnel, la garantie légale requise par la Charte de l’environnement.
En validant ce déplacement de la garantie d’une séparation externe à une séparation interne, le Conseil fait preuve de souplesse et s’adapte à une nouvelle forme d’ingénierie administrative. Il juge que le législateur n’a pas supprimé la garantie, mais l’a transformée. La protection de l’environnement et de la santé est ainsi assurée non plus par l’indépendance de deux organismes, mais par des règles de procédure et de déontologie internes à une seule et même structure. Cette solution pragmatique repose sur la confiance accordée à la capacité d’une autorité administrative indépendante à organiser en son sein une séparation crédible de ses missions, un point qui sera au centre de la mise en œuvre effective de la loi.
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II. La reconnaissance d’un pouvoir normatif conséquent à la nouvelle autorité
Au-delà de la question de la fusion, la décision était attendue sur l’étendue des compétences que la loi pouvait déléguer à une autorité administrative. Le Conseil constitutionnel a admis une large marge de manœuvre, rejetant le grief d’incompétence négative (A) et adoptant une interprétation flexible du droit d’accès à l’information (B).
A. Le rejet du grief d’incompétence négative du législateur
Les députés requérants soutenaient que la loi, en renvoyant de nombreuses règles essentielles à son règlement intérieur, ne fixait pas elle-même les principes fondamentaux requis par l’article 34 de la Constitution. Le Conseil rejette cette analyse en s’appuyant sur une distinction classique entre les principes et les modalités. Il estime que le législateur a bien exercé sa compétence en fixant les principes fondamentaux, notamment l’obligation de distinguer les fonctions ou de publier les avis. Le renvoi au règlement intérieur ne concerne alors que les « modalités » de mise en œuvre de ces principes. Le Conseil juge ainsi qu’en confiant au règlement intérieur le soin de définir « les modalités de distinction et d’interaction entre les personnes en charge des activités d’expertise et celles en charge de la décision », le législateur « n’a pas méconnu l’étendue de la compétence qu’il tient de l’article 34 de la Constitution ».
Cette solution confirme la place croissante des autorités administratives indépendantes comme de véritables acteurs normatifs. En validant ces délégations, le Conseil reconnaît que la complexité technique de certains domaines justifie de laisser une latitude d’organisation importante à l’autorité spécialisée. Il consacre ainsi une forme de subsidiarité normative où la loi fixe le cap et les objectifs, tandis que l’autorité administrative indépendante, dotée d’une légitimité technique, définit les instruments précis de sa propre gouvernance.
B. L’interprétation souple du droit d’accès à l’information environnementale
Le dernier grief portait sur l’article 7 de la Charte de l’environnement, les requérants estimant qu’une publication des rapports d’expertise en même temps que la décision privait le public de son droit de participer à son élaboration. Le Conseil écarte cet argument en relevant que la loi n’impose pas un calendrier rigide. Il note que si la publication concomitante est le principe, l’autorité « peut décider de les publier avant ou après la publication de la décision ». Cette possibilité laissée à la discrétion de l’autorité suffit, selon le Conseil, à écarter le grief.
Cette interprétation pragmatique démontre une nouvelle fois la volonté du Conseil de ne pas imposer de contraintes excessives qui pourraient entraver le fonctionnement de l’administration. Il ne fait pas du droit de participer une obligation de suspendre toute décision à une consultation publique préalable sur le fondement de l’expertise. Le Conseil se contente de vérifier que la loi n’instaure pas une impossibilité d’accès à l’information, et s’en remet à l’autorité pour user de cette flexibilité « notamment au regard de la nature des dossiers concernés ou pour favoriser la participation du public ». La portée de l’article 7 de la Charte se trouve ainsi appréciée de manière relative, en balance avec les impératifs d’efficacité de l’action administrative.