Cour d’appel administrative de Bordeaux, le 13 mars 2025, n°24BX03045

Par un arrêt en date du 13 mars 2025, la cour administrative d’appel de Bordeaux a été amenée à se prononcer sur la légalité d’une mesure d’éloignement prise à l’encontre d’une ressortissante étrangère, mère de deux enfants de nationalité française. En l’espèce, une ressortissante malgache, entrée sur le territoire français en 2011, a fait l’objet de deux premières décisions d’éloignement en 2012 et 2014, lesquelles n’ont pas été exécutées. Après le rejet d’une demande de titre de séjour en qualité de parent d’enfant français, motivé notamment par le caractère frauduleux de la reconnaissance du premier enfant, l’intéressée s’est maintenue en situation irrégulière sur le territoire. Le 5 novembre 2024, le préfet de La Réunion a pris à son encontre un nouvel arrêté portant obligation de quitter le territoire français sans délai.

La ressortissante a saisi le tribunal administratif de La Réunion, qui a rejeté sa demande par un jugement du 22 novembre 2024. Elle a alors interjeté appel de ce jugement, soutenant que l’arrêté préfectoral était insuffisamment motivé, qu’il était entaché d’un défaut d’examen de la situation de ses enfants et qu’il méconnaissait les stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ainsi que celles de l’article 3-1 de la convention internationale des droits de l’enfant. Le problème de droit posé à la cour administrative d’appel consistait à déterminer si une mesure d’éloignement pouvait être légalement prononcée à l’encontre d’une personne en situation irrégulière de longue date, malgré sa qualité de mère d’enfants français, lorsque la réalité et la stabilité de sa cellule familiale étaient mises en doute par l’administration.

La cour administrative d’appel de Bordeaux rejette la requête. Elle estime que la décision préfectorale est suffisamment motivée et que l’examen de la situation des enfants a bien eu lieu. Surtout, elle juge que l’arrêté ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante, compte tenu de son parcours, du caractère frauduleux d’une précédente reconnaissance de paternité et de l’insuffisance des preuves relatives à la constitution effective de sa nouvelle cellule familiale. Enfin, elle en déduit que, dans ces circonstances, la décision contestée n’affecte pas de manière suffisamment directe et certaine l’intérêt supérieur de ses enfants. La solution retenue par la cour administrative d’appel témoigne d’un contrôle approfondi de la réalité des liens familiaux invoqués (I), ce qui la conduit à une application particulièrement restrictive de la protection due à l’intérêt supérieur de l’enfant (II).

***

I. Un contrôle approfondi de la consistance de la vie familiale

La cour administrative d’appel examine avec une grande rigueur les éléments de fait pour apprécier l’atteinte au droit au respect de la vie privée et familiale. Elle s’attache d’une part à la fraude passée qui a entaché un premier lien de filiation (A) et d’autre part à la faiblesse des preuves apportées quant à l’effectivité de la cellule familiale actuelle (B).

A. La prise en compte d’une reconnaissance de paternité frauduleuse

Le juge administratif confirme que le comportement passé de l’administré peut être déterminant dans l’appréciation de sa situation actuelle. En l’occurrence, la cour relève que l’enquête administrative menée en 2014 avait établi « le caractère frauduleux de cette reconnaissance de paternité qui n’aurait été faite que dans le seul but de régulariser la situation administrative » de la requérante. Cette constatation ancienne demeure un élément central de l’analyse des juges d’appel, bien qu’elle concerne le premier enfant et non le second.

Cette approche démontre que la bonne foi est une composante essentielle de la relation entre l’administré et l’autorité publique, particulièrement en matière de droit des étrangers. La cour prend également soin de noter qu’il « ne ressort par ailleurs d’aucun élément du dossier que l’intéressé ait gardé un quelconque lien affectif avec l’enfant qu’il aurait frauduleusement reconnu ». Ainsi, la fraude n’est pas seulement un manquement administratif ; elle est corroborée par une absence de réalité affective, ce qui en renforce le poids dans la balance des intérêts. La décision souligne ainsi que la stabilité du séjour ne saurait se fonder sur des manœuvres destinées à contourner la loi.

B. L’exigence d’une preuve tangible de la vie familiale

Au-delà de la fraude passée, la cour procède à une évaluation très concrète de la cellule familiale actuelle, invoquée par la requérante avec le père de son second enfant. Elle examine les pièces produites, telles que des déclarations de ressources communes, un contrat de bail ou une attestation de l’intéressé. Cependant, le juge estime que ces documents « ne suffisent pas, en l’absence de tout autre élément, pour considérer que M. A… ait des liens affectifs avec l’enfant qu’il a reconnu en 2019 et que la cellule familiale soit réellement constituée ».

L’arrêt est à cet égard très exigeant, puisqu’il ne se contente pas d’une simple communauté de vie matérielle. La cour recherche des preuves de l’implication effective du père dans l’éducation et l’entretien des enfants, et note que les attestations de l’école ou du médecin ne mentionnent pas son engagement. En agissant de la sorte, le juge se livre à un contrôle in concreto particulièrement poussé, qui dépasse la simple vérification des documents administratifs pour sonder la réalité même des relations humaines. Cette méthode stricte aboutit à fragiliser considérablement la position de la requérante, dont la vie familiale est jugée insuffisamment établie pour faire obstacle à son éloignement.

II. Une application restrictive de l’intérêt supérieur de l’enfant

La conclusion de la cour sur la consistance de la vie familiale emporte des conséquences directes sur l’application de la convention internationale des droits de l’enfant. Alors que ce texte consacre le principe d’une considération primordiale de l’intérêt de l’enfant (A), la cour en adopte une interprétation qui en limite la portée (B).

A. Le rappel du principe de la considération primordiale

Conformément à une jurisprudence constante, la cour rappelle d’abord la teneur et la portée de l’article 3-1 de la convention internationale des droits de l’enfant. Elle énonce que, selon ces stipulations, « dans toutes les décisions qui concernent les enfants, qu’elles soient le fait d’institutions publiques ou privées (…), l’intérêt supérieur de l’enfant doit être une considération primordiale ». Le juge précise que ce principe est applicable non seulement aux décisions visant directement les mineurs, mais aussi à celles qui sont susceptibles d’affecter leur situation « de manière suffisamment directe et certaine ».

Ce rappel formalise le cadre juridique dans lequel l’administration et, à sa suite, le juge doivent inscrire leur appréciation. Il confirme que la situation des enfants ne peut être ignorée dans une procédure d’éloignement visant l’un de leurs parents. L’obligation de prendre en compte cet intérêt supérieur constitue une garantie fondamentale, qui doit guider l’autorité administrative dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation. C’est donc au regard de cette exigence que la légalité de la décision doit être évaluée.

B. La neutralisation de l’intérêt de l’enfant par les circonstances de l’espèce

De manière surprenante, après avoir rappelé le principe, la cour l’écarte en l’espèce. Elle considère en effet que, au vu des circonstances précédemment détaillées, « il ne ressort pas des pièces du dossier que la décision contestée soit de nature à affecter de manière suffisamment directe et certaine la situation des deux enfants de la requérante ». Cette conclusion est la conséquence directe de l’analyse menée au titre de l’article 8 de la convention européenne : la cellule familiale étant jugée précaire et artificielle, l’éloignement de la mère n’est pas considéré comme portant une atteinte suffisamment caractérisée à la situation de ses enfants.

Cette approche apparaît particulièrement sévère et peut être discutée. En effet, il semble difficile de soutenir que l’éloignement d’une mère, quelles que soient les circonstances, n’affecte pas directement la situation de ses jeunes enfants vivant avec elle. De plus, l’arrêt ajoute que « rien ne s’oppose à ce que ses deux autres enfants français la suivent dans son pays d’origine », solution qui revient à conditionner l’exercice de leur citoyenneté française à la situation administrative de leur mère. Si une telle décision s’explique sans doute par la singularité du dossier, marqué par une fraude avérée et un maintien prolongé en situation irrégulière, elle témoigne d’une conception très restrictive de la protection due à l’intérêt supérieur de l’enfant face aux impératifs de la politique migratoire.

📄 Circulaire officielle

Nos données proviennent de la Cour de cassation (Judilibre), du Conseil d'État, de la DILA, de la Cour de justice de l'Union européenne ainsi que de la Cour européenne des droits de l'Homme.
Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

Maître Kohen, avocat à Paris en droit pénal et droit du travail, accompagne ses clients avec rigueur et discrétion dans toutes leurs démarches juridiques, qu'il s'agisse de procédures pénales ou de litiges liés au droit du travail.

En savoir plus sur Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture