Cour d’appel administrative de Bordeaux, le 14 janvier 2025, n°23BX00229

La responsabilité de l’administration peut être engagée en raison des dommages causés par ses agents dans l’exercice de leurs fonctions, ouvrant droit à réparation pour la victime. Un arrêt rendu par une cour administrative d’appel le 14 janvier 2025 illustre l’office du juge dans l’évaluation des préjudices corporels et le traitement des irrégularités procédurales. En l’espèce, une usagère du service public périscolaire a subi une blessure au poignet, causée par la fermeture d’une porte par la directrice de l’établissement. Cette blessure, consistant en une rupture ligamentaire, a nécessité une intervention chirurgicale et a entraîné une longue période d’incapacité de travail.

La victime a saisi le tribunal administratif afin d’obtenir l’indemnisation de ses préjudices. Par un jugement du 24 novembre 2022, le tribunal administratif de Saint-Martin a condamné la caisse territoriale des œuvres scolaires à lui verser une somme de 18 602,43 euros. Jugeant cette indemnisation insuffisante, la victime a interjeté appel, portant ses prétentions à la somme de 47 509,51 euros. En défense, l’administration a soulevé l’irrégularité de l’expertise médicale ordonnée en référé et a contesté la réalité des préjudices allégués par la requérante. La question de droit posée à la cour était double. D’une part, il s’agissait de déterminer dans quelle mesure une expertise judiciaire entachée d’une violation du principe du contradictoire pouvait néanmoins être prise en compte par le juge administratif. D’autre part, la cour devait se prononcer sur l’étendue de la réparation des préjudices corporels, en appréciant la pertinence et la suffisance des preuves apportées pour chaque poste de dommage.

La cour administrative d’appel répond à la première question en jugeant que l’irrégularité affectant l’expertise ne fait pas obstacle à ce que le juge en retienne certains éléments à titre d’information, s’ils sont corroborés par d’autres pièces du dossier. Sur le fond, elle procède à une analyse détaillée de chaque chef de préjudice, n’accordant qu’une très légère augmentation de l’indemnité allouée en première instance, et rejette la majorité des prétentions nouvelles ou réévaluées de la requérante. L’approche de la cour révèle ainsi une gestion pragmatique des vices de procédure (I), qui se combine à une appréciation rigoureuse et souveraine du bien-fondé des demandes indemnitaires (II).

I. La portée limitée de l’irrégularité de l’expertise judiciaire

La cour administrative d’appel, saisie d’un moyen contestant la régularité de l’expertise, a d’abord reconnu l’existence d’un vice de procédure lié au non-respect du principe du contradictoire (A), avant de neutraliser la portée de cette irrégularité en admettant la recevabilité partielle du rapport d’expertise (B).

A. La consécration d’une irrégularité procédurale : la méconnaissance du principe du contradictoire

Le débat contradictoire constitue une garantie fondamentale des droits des parties, qui s’impose avec une acuité particulière lors des opérations d’expertise judiciaire. L’article R. 621-7 du code de justice administrative impose à l’expert de garantir ce caractère contradictoire tout au long de sa mission. En l’espèce, l’administration mise en cause reprochait à l’expert de s’être appuyé sur un certificat médical produit par le chirurgien de la victime sans lui avoir préalablement communiqué ce document pour observations.

La cour constate que cette pièce a été déterminante dans l’avis de l’expert et que son absence de communication à la partie adverse a effectivement rompu l’égalité entre les parties. Elle en déduit logiquement que l’expertise est entachée d’un vice. La décision est sans équivoque sur ce point, affirmant que « Le principe du contradictoire a ainsi été méconnu, ce qui entache l’expertise d’irrégularité ». Cette position réaffirme l’importance de la loyauté procédurale et la nécessité pour l’expert de soumettre à la discussion de toutes les parties les éléments sur lesquels il entend fonder ses conclusions. Toutefois, la reconnaissance de ce vice n’entraîne pas nécessairement l’annulation complète des opérations d’expertise.

B. La neutralisation des effets de l’irrégularité : la recevabilité de l’expertise à titre d’information

Face à une expertise jugée irrégulière, le juge administratif dispose d’une marge d’appréciation quant aux suites à donner. Plutôt que d’écarter purement et simplement le rapport, ce qui aurait pour conséquence d’alourdir et de retarder la procédure, la cour opte pour une solution plus nuancée, conforme à une jurisprudence bien établie. Elle considère que l’irrégularité « ne fait pas obstacle à sa prise en compte par le juge en ce qui concerne les éléments de fait non contestés et les éléments d’information corroborés par d’autres pièces du dossier qu’elle contient ».

Cette approche pragmatique permet de préserver l’utilité du travail de l’expert tout en respectant les droits de la partie lésée par l’irrégularité. Le juge se réserve ainsi le droit de trier les éléments du rapport, ne retenant que ceux qui apparaissent objectifs et confirmés par d’autres documents versés au débat. L’expertise, bien que viciée, n’est pas anéantie ; elle est simplement déclassée au rang de simple élément d’information, que le juge peut utiliser pour forger sa conviction, au même titre que les autres pièces du dossier. Cette solution témoigne du pouvoir souverain du juge dans l’appréciation des preuves qui lui sont soumises.

II. L’appréciation souveraine et rigoureuse des chefs de préjudice par le juge d’appel

Une fois la question de la validité de l’expertise tranchée, la cour procède à l’examen au fond des différents postes de préjudice. Son analyse se caractérise par une confirmation quasi-totale des montants fixés par les premiers juges pour les préjudices jugés établis (A), et par un rejet systématique des demandes qu’elle estime insuffisamment justifiées (B).

A. La confirmation d’une indemnisation modérée pour les préjudices établis

La requérante contestait l’évaluation de plusieurs préjudices, notamment le préjudice d’incidence professionnelle et le préjudice d’agrément. Concernant le premier, bien que l’expert ait reconnu une pénibilité accrue dans l’exercice de la profession de la victime, la cour estime que les premiers juges en ont fait une « évaluation suffisante » en allouant une somme de 2 500 euros. Elle relève que la victime n’a pas été contrainte à une reconversion professionnelle, ce qui limite l’ampleur de ce préjudice.

De même, s’agissant du préjudice d’agrément, la cour valide l’indemnisation de 300 euros accordée par le tribunal. Elle note qu’il n’est pas démontré que la victime a dû « interrompre définitivement l’exercice d’activités sportives antérieurement pratiquées ». Cette appréciation rigoureuse illustre la volonté du juge de n’indemniser que les préjudices dont la réalité et l’étendue sont incontestablement prouvées, en se gardant de toute évaluation forfaitaire ou excessive. Seuls quelques ajustements mineurs sont opérés sur les dépenses de santé et les frais divers, sur la base de justificatifs précis et non contestables.

B. Le rejet des prétentions non justifiées par des éléments probants

L’arrêt se montre particulièrement ferme quant aux demandes de la requérante qui ne sont pas étayées par des preuves suffisantes. C’est le cas pour la perte de gains professionnels passés, pour laquelle la cour se contente d’adopter les motifs des premiers juges, la requérante n’apportant « aucun élément nouveau en appel ». Cette position rappelle que la charge de la preuve pèse sur le demandeur.

Le rejet le plus significatif concerne la demande d’indemnisation pour l’acquisition d’un véhicule avec une boîte de vitesses automatique. La cour écarte cette prétention par un double motif. D’une part, « il n’est pas établi que les douleurs séquellaires qu’elle conserve nécessiteraient l’adaptation de son véhicule ». D’autre part, et de manière plus factuelle encore, « il ne résulte au demeurant pas de l’instruction que le véhicule acquis en 2018 serait doté d’une boîte automatique ». Ce raisonnement démontre une exigence probatoire stricte : le lien de causalité entre le dommage et la dépense doit être certain, et la réalité de la dépense elle-même doit être prouvée. Le juge refuse ainsi de se fonder sur de simples allégations et statue uniquement au vu des pièces du dossier.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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