Par un arrêt en date du 14 janvier 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur les modalités d’attribution d’une indemnité liée à la manière de servir d’un agent public territorial et sur les voies de recours ouvertes en cas de non-versement.
En l’espèce, un adjoint territorial d’animation, employé par une commune, s’est vu privé pendant quatre années consécutives du bénéfice de l’indemnité d’exercice de missions des préfectures, qu’il avait pourtant perçue les années précédentes. L’agent a alors formé une réclamation indemnitaire auprès de la commune, laquelle est restée sans réponse. Saisi par l’agent, le tribunal administratif de la Martinique a condamné la collectivité à l’indemniser pour trois des quatre années litigieuses, mais a déclaré sa demande irrecevable pour l’une d’elles au motif qu’une décision de non-attribution, bien que non contestée dans les délais, faisait obstacle à une action en réparation. La commune a interjeté appel de sa condamnation, tandis que l’agent a formé un appel incident contestant l’irrecevabilité partielle de sa demande initiale.
Il revenait ainsi aux juges d’appel de déterminer, d’une part, si une décision refusant le versement d’une indemnité fondée sur l’appréciation de la manière de servir constitue une décision à caractère purement pécuniaire fermant la voie à une action indemnitaire ultérieure en l’absence de recours direct. D’autre part, il s’agissait de savoir si une collectivité peut légalement cesser de verser une telle indemnité sans justifier sa décision par des motifs liés à la manière de servir de l’agent, conformément à son propre règlement.
La cour administrative d’appel répond négativement à ces deux questions. Elle juge tout d’abord que la décision fixant à zéro le montant d’une indemnité modulable selon la performance de l’agent n’a pas un caractère purement pécuniaire, sa contestation par la voie indemnitaire restant de ce fait possible. Elle affirme ensuite que l’administration est tenue de justifier le non-versement d’une telle prime par des considérations relatives à la manière de servir de l’agent, ne pouvant invoquer des motifs étrangers aux critères qu’elle a elle-même fixés.
La portée de cet arrêt se manifeste tant sur le plan de la procédure contentieuse applicable aux primes de performance (I) que sur celui du contrôle exercé par le juge sur le pouvoir discrétionnaire de l’administration en matière de rémunération accessoire (II).
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I. Le régime contentieux clarifié des indemnités liées à la performance
La décision commentée apporte une précision importante en distinguant la nature d’une décision de non-attribution d’une prime de performance, ce qui a pour effet de préserver les droits à recours de l’agent. Elle écarte ainsi l’application d’une règle de forclusion pour les décisions qui ne sont pas purement pécuniaires (A), garantissant par conséquent à l’agent la possibilité d’obtenir une réparation intégrale de son préjudice (B).
A. L’exclusion de la prime de performance du champ des décisions purement pécuniaires
En droit administratif, l’expiration du délai de recours contentieux contre une décision administrative à objet exclusivement pécuniaire fait en principe obstacle à ce qu’un requérant présente ultérieurement des conclusions indemnitaires visant à obtenir un résultat équivalent. Le tribunal administratif avait fait une stricte application de ce principe pour rejeter la demande de l’agent au titre de l’année 2020. Toutefois, la cour administrative d’appel censure cette analyse en opérant une distinction subtile mais fondamentale.
Elle énonce en effet que la décision par laquelle le maire a fixé le montant de l’indemnité à zéro euro pour l’année en cause « implique une appréciation de la manière de servir de l’agent » et, de ce fait, « ne revêtait pas un caractère purement pécuniaire ». Cette qualification est déterminante, car elle soustrait la décision au régime rigoureux de la forclusion. La solution souligne qu’une telle décision, bien qu’ayant une incidence financière, porte en elle-même un jugement sur la valeur professionnelle de l’agent, ce qui dépasse le cadre d’une simple créance. Cette approche protectrice des droits des fonctionnaires reconnaît que la contestation ne porte pas seulement sur une somme d’argent, mais aussi sur l’appréciation qui la sous-tend.
B. La préservation conséquente du droit à une pleine indemnisation
En écartant la qualification de décision purement pécuniaire, la cour administrative d’appel ouvre logiquement la voie à l’action en responsabilité pour l’année qui avait été écartée par les premiers juges. Cette réouverture du droit à réparation permet à l’agent de solliciter une indemnisation pour l’intégralité de la période durant laquelle il a été privé de sa prime. La juridiction, usant de son pouvoir d’évocation, se saisit directement du fond de l’affaire pour cette période, évitant ainsi un renvoi préjudiciable à la bonne administration de la justice.
Cette solution pragmatique assure la cohérence de la réparation accordée. En annulant le jugement sur ce point précis, la cour garantit que le préjudice de l’agent soit évalué de manière globale et uniforme pour toutes les années concernées, sur la base des mêmes principes de fond. La réparation ne se trouve plus limitée par une exception de procédure, mais est entièrement soumise à l’examen du bien-fondé de la privation de l’indemnité, objet de la seconde partie du raisonnement des juges.
II. Le contrôle réaffirmé du pouvoir d’appréciation de l’administration
Au-delà de la question procédurale, l’arrêt se distingue par le contrôle rigoureux qu’il opère sur les motifs de la décision de la commune. Il sanctionne un refus d’attribution fondé sur des considérations étrangères aux critères réglementaires applicables (A) et consacre l’obligation pour l’administration d’étayer ses décisions par des éléments factuels précis concernant la manière de servir (B).
A. L’illégalité d’un refus fondé sur des motifs étrangers à la manière de servir
L’un des apports essentiels de la décision réside dans le rappel à l’ordre adressé à la collectivité quant au respect de sa propre réglementation. La commune tentait de justifier le non-versement de l’indemnité en 2021 par le fait qu’elle avait entamé des travaux préparatoires à la mise en place d’un nouveau régime indemnitaire, le RIFSEEP. La cour balaye cet argument avec fermeté, soulignant qu’une telle circonstance « ne figure pas au rang des critères […] devant être pris en considération pour fixer, pour chaque agent, le coefficient de modulation de l’IEMP, et ne saurait dès lors justifier légalement un refus de verser cette indemnité ».
Ce faisant, le juge administratif réaffirme un principe fondamental selon lequel l’administration est liée par les règles qu’elle édicte. En l’espèce, la délibération du conseil municipal avait précisément défini les critères d’attribution de la prime, tous liés à la performance et à l’implication de l’agent. En invoquant un motif étranger à ce cadre, la commune a commis une erreur de droit. Le pouvoir discrétionnaire de l’administration pour moduler une prime ne l’autorise pas à s’affranchir du cadre légal et réglementaire qu’elle s’est elle-même donné.
B. La sanction d’une appréciation non étayée de la valeur professionnelle
Enfin, l’arrêt illustre de manière particulièrement claire la répartition de la charge de la preuve en matière d’évaluation de la manière de servir. L’agent avait bénéficié d’un compte-rendu d’entretien professionnel très élogieux pour l’année 2018. Face à ce constat, la cour relève que la commune « n’établit pas ni même n’allègue que la manière de servir de l’agent aurait évolué défavorablement au titre des années postérieures ». En l’absence de toute justification ou de tout élément matériel probant venant contredire les évaluations antérieures, la décision de priver l’agent de son indemnité apparaît comme arbitraire.
La portée de cette solution est considérable. Elle signifie qu’une évaluation positive crée une présomption de maintien de la qualité du service fait, qu’il incombe à l’administration de renverser si elle entend réduire ou supprimer une rémunération accessoire liée à la performance. Le silence ou l’inaction de l’employeur, notamment son abstention à procéder aux évaluations annuelles, ne peut jouer en défaveur de l’agent. Le juge exerce ainsi un contrôle entier sur la matérialité des faits ayant motivé la décision de l’administration, garantissant une protection efficace des agents publics contre des décisions de gestion infondées.