Cour d’appel administrative de Bordeaux, le 26 juin 2025, n°25BX00060

En l’espèce, un ressortissant étranger, de nationalité haïtienne, faisait l’objet d’un arrêté préfectoral en date du 11 janvier 2024 l’obligeant à quitter le territoire français sans délai. Cette mesure était assortie d’une interdiction de retour sur le territoire français d’une durée de deux ans et de la fixation du pays de renvoi. L’intéressé était entré irrégulièrement en France en 2013, où il avait fondé une famille et eu trois enfants. Une précédente mesure d’éloignement prise à son encontre en 2020 n’avait pas été exécutée. L’un de ses enfants, né sur le territoire français, présentait un trouble autistique sévère nécessitant une prise en charge médicale spécifique, difficilement accessible dans son pays d’origine.

Saisi d’un recours contre cet arrêté, le tribunal administratif de la Guadeloupe, par un jugement du 10 octobre 2024, avait rejeté la demande d’annulation. Le requérant a donc interjeté appel de ce jugement. Il soutenait notamment que la décision préfectorale portait une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale, garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et qu’elle était entachée d’une erreur manifeste d’appréciation de sa situation personnelle.

La question de droit soumise à la cour administrative d’appel était donc de savoir si une mesure d’éloignement prise à l’encontre d’un étranger en situation irrégulière, père d’enfants français ou y résidant régulièrement dont l’un nécessite des soins indispensables, constitue une erreur manifeste d’appréciation au regard de l’exigence de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant et du droit à une vie familiale normale.

Par un arrêt du 26 juin 2025, la cour administrative d’appel annule le jugement du tribunal administratif ainsi que l’arrêté préfectoral. Elle juge que l’autorité préfectorale a commis une erreur manifeste d’appréciation. La cour retient que, nonobstant la situation irrégulière du requérant et l’inexécution d’une précédente mesure d’éloignement, la décision attaquée portait une atteinte excessive à sa situation personnelle et familiale. Elle fonde sa solution sur un faisceau d’indices, tenant à l’ancienneté de sa présence sur le territoire, à la stabilité de ses liens familiaux, et surtout à l’intérêt supérieur de son enfant malade dont la prise en charge médicale ne pourrait être assurée dans le pays de renvoi.

La solution retenue par la cour administrative d’appel témoigne d’une application rigoureuse du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation, en réaffirmant la nécessité pour l’administration de procéder à une balance concrète des intérêts en présence (I). La portée de cette décision, bien que centrée sur les particularités de l’espèce, illustre la place prépondérante de l’intérêt supérieur de l’enfant dans le contentieux du droit des étrangers (II).

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I. La réaffirmation du contrôle juridictionnel sur l’appréciation de la situation personnelle et familiale

La cour administrative d’appel, pour annuler la décision préfectorale, a procédé à un examen approfondi des éléments constitutifs de la vie privée et familiale du requérant, en prenant en considération tant l’ancrage territorial de l’intéressé (A) que la situation particulière de l’un de ses enfants (B).

A. La prise en compte d’un ancrage ancien et stable sur le territoire

La juridiction d’appel a d’abord mis en exergue la durée significative de la présence de l’intéressé en France. Elle relève que, contrairement à l’appréciation des premiers juges, les pièces du dossier « permettent […] d’établir sa présence sur le territoire français depuis plus de onze ans à la date de la décision contestée ». Cette longue période de résidence, bien qu’irrégulière, a permis la constitution de liens familiaux forts, matérialisés par un mariage et la naissance de trois enfants. En s’appuyant sur des éléments factuels variés tels que les avis d’imposition et les documents relatifs aux démarches administratives et professionnelles, la cour ne se limite pas à constater la situation administrative précaire du requérant. Elle adopte une vision globale de son parcours, reconnaissant ainsi une forme d’intégration sociale et familiale qui ne pouvait être ignorée par l’autorité préfectorale.

De surcroît, la cour prend en compte un élément contextuel déterminant : l’annulation par le tribunal administratif, dans un jugement distinct, de la mesure d’éloignement qui visait l’épouse du requérant. Cette annulation, fondée sur une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale, vient renforcer la cohésion de la cellule familiale et rend d’autant plus difficilement justifiable l’éloignement du père. En intégrant cet élément dans son raisonnement, la cour souligne l’incohérence qu’il y aurait à séparer une famille dont l’un des parents a été judiciairement autorisé à demeurer sur le territoire pour des motifs similaires.

B. La prévalence de l’intérêt supérieur de l’enfant dans la balance des intérêts

Au-delà de l’ancienneté du séjour, l’élément décisif de l’arrêt réside dans la prise en compte de l’état de santé de l’un des enfants du couple. La cour souligne que le fils aîné « est atteint d’un trouble autistique sévère qui nécessite une prise en charge pluridisciplinaire intensive », et constate qu’une « telle prise en charge serait impossible en Haïti ». Le juge administratif ne se contente pas d’une simple affirmation mais s’appuie sur des pièces concrètes, telles que les décisions de la maison départementale des personnes handicapées et l’orientation vers une unité spécialisée, pour établir la réalité et la nécessité de ce suivi médical. L’intérêt supérieur de l’enfant, principe à valeur conventionnelle, devient ainsi le pivot de l’appréciation du juge.

En conséquence, la cour conclut que le préfet a commis une erreur manifeste d’appréciation « compte tenu notamment de l’intérêt supérieur du jeune […] à rester en France ». Cette formule montre que si l’illégalité du séjour de l’étranger est un élément à charge, il ne saurait l’emporter de manière automatique face à des considérations humanitaires et familiales d’une telle importance. La décision préfectorale, en ne pondérant pas suffisamment l’ensemble de ces éléments, a procédé à une appréciation manifestement erronée des conséquences de sa décision sur la situation personnelle et familiale de l’intéressé.

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II. La portée d’une annulation fondée sur l’erreur manifeste d’appréciation

L’annulation prononcée par la cour administrative d’appel emporte des conséquences juridiques précises, sanctionnant un exercice jugé disproportionné du pouvoir discrétionnaire de l’administration (A) tout en encadrant les suites de la décision juridictionnelle de manière protectrice mais mesurée (B).

A. La sanction d’un exercice disproportionné du pouvoir discrétionnaire de l’administration

L’arrêt constitue une illustration classique du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation, par lequel le juge administratif censure les décisions de l’administration qui, bien que relevant de son pouvoir discrétionnaire, aboutissent à un résultat excessivement rigoureux au vu des faits de l’espèce. En l’occurrence, le juge ne conteste pas la compétence du préfet pour prononcer une obligation de quitter le territoire français à l’encontre d’un étranger en situation irrégulière. Il sanctionne plutôt la manière dont ce pouvoir a été exercé. La balance des intérêts entre, d’une part, les objectifs de la politique de maîtrise des flux migratoires et, d’autre part, le droit au respect de la vie privée et familiale et l’intérêt supérieur de l’enfant, a été réalisée de manière déséquilibrée.

La valeur de cette décision réside dans le rappel que le pouvoir d’appréciation de l’administration n’est jamais absolu. Il doit s’exercer dans le respect des droits fondamentaux et tenir compte de l’ensemble des circonstances propres à chaque cas. La référence explicite à l’impossibilité pour l’enfant d’être « traité avec les mêmes chances de réussite en Haïti » ancre le contrôle du juge dans une approche très concrète et humaine. La décision n’est pas une remise en cause de la législation sur le séjour des étrangers, mais une garantie contre son application mécanique et indifférenciée, réaffirmant le rôle du juge comme protecteur des libertés individuelles face à l’administration.

B. Les conséquences circonscrites mais protectrices de la décision juridictionnelle

La portée de l’arrêt est cependant soigneusement délimitée par la cour elle-même. En matière de conclusions à fin d’injonction, elle précise que « L’annulation de la décision portant obligation de quitter le territoire français […] n’implique pas par elle-même la délivrance d’un titre de séjour ». Cette précision est fondamentale car elle maintient la séparation des pouvoirs : le juge annule un acte illégal mais ne se substitue pas à l’administration pour accorder un droit au séjour. L’annulation de l’obligation de quitter le territoire ne vaut pas octroi automatique d’un titre.

Néanmoins, la décision n’est pas dépourvue d’effets concrets. En application de l’article L. 614-16 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, l’annulation impose à l’administration de réexaminer la situation de l’intéressé et, dans cette attente, de lui délivrer une autorisation provisoire de séjour. La cour enjoint ainsi au préfet de « procéder au réexamen de sa situation et de prendre une nouvelle décision dans un délai de trois mois ». Cette injonction garantit au requérant une protection temporaire contre toute nouvelle mesure d’éloignement et contraint l’administration à reconsidérer le dossier à la lumière des motifs de l’annulation. Il s’agit donc bien d’une décision d’espèce, dont la solution est intimement liée à la gravité de la pathologie de l’enfant, mais qui illustre parfaitement comment le juge administratif, par le biais du contrôle de l’erreur manifeste, assure une protection effective des droits fondamentaux sans empiéter sur les prérogatives de l’administration.

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