Par un arrêt en date du 27 mai 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur les modalités de computation du délai de recours contentieux lorsqu’une procédure de référé-expertise est engagée par un requérant. En l’espèce, un agent technique territorial, dont la maladie avait été reconnue imputable au service par sa collectivité employeuse, avait formé une demande indemnitaire préalable auprès de cette dernière le 5 janvier 2022. Parallèlement, il avait saisi le juge des référés d’une demande d’expertise médicale afin d’évaluer l’étendue de ses préjudices, demande à laquelle il fut fait droit par une ordonnance du 8 avril 2022.
Face au silence gardé par l’administration, une décision implicite de rejet de sa demande indemnitaire est née le 5 mars 2022. L’agent a alors introduit un recours de plein contentieux le 14 mai 2023 devant le tribunal administratif, visant à obtenir la condamnation de la collectivité. Par une ordonnance du 13 janvier 2025, le président de cette juridiction a rejeté la requête comme manifestement irrecevable pour tardiveté, considérant que le délai de recours avait expiré. Saisie en appel, la cour administrative d’appel devait donc déterminer si l’introduction d’une demande de référé-expertise a pour effet de proroger le délai de recours contentieux, de sorte que ce dernier ne commencerait à courir qu’à compter de l’issue de la procédure d’expertise.
À cette question, la cour répond par l’affirmative, annulant l’ordonnance de première instance. Elle juge que la saisine du juge des référés aux fins d’ordonner une expertise fait obstacle au cours du délai de recours contentieux contre la décision de rejet de la demande d’indemnité. Elle précise que, dans une telle hypothèse, ce délai « commence à courir à compter de la notification au requérant du rapport de l’expert ou de l’ordonnance rejetant la demande d’expertise ». La cour constate qu’à la date d’introduction du recours, le rapport d’expertise n’avait pas encore été déposé, rendant la demande recevable.
L’analyse de cette décision conduit à examiner la confirmation d’une règle de prorogation du délai de recours protectrice des droits du justiciable (I), avant d’envisager la portée d’une solution pragmatique au service d’une bonne administration de la justice (II).
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I. La confirmation d’une règle de prorogation du délai de recours protectrice
La cour administrative d’appel rappelle une solution jurisprudentielle bien établie visant à garantir les droits du requérant (A), ce qui la conduit logiquement à sanctionner l’erreur de droit commise par le juge de première instance (B).
A. Le rappel d’une solution jurisprudentielle protectrice
La décision commentée s’inscrit dans le sillage d’une jurisprudence constante du Conseil d’État qui subordonne le déclenchement du délai de recours contentieux à l’achèvement d’une procédure de référé-expertise. Cette règle a pour objet de permettre au requérant de disposer de l’ensemble des éléments techniques nécessaires à la juste appréciation de ses préjudices avant de saisir le juge du fond. En effet, la formulation d’une demande indemnitaire chiffrée et argumentée suppose souvent de connaître avec précision la nature, l’étendue et les conséquences des dommages subis.
Le référé-expertise prévu à l’article R. 532-1 du code de justice administrative constitue précisément l’outil procédural permettant d’obtenir ces informations par l’intervention d’un technicien indépendant et impartial. Il serait donc paradoxal et contraire aux intérêts du requérant d’exiger de lui qu’il engage son recours au fond avant même de disposer du rapport d’expertise qui en constitue souvent le fondement factuel. La cour réaffirme donc que la demande d’expertise « fait obstacle à ce que le délai de recours contentieux court ». Cette suspension garantit au justiciable la possibilité de présenter une argumentation complète et étayée, évitant ainsi des recours prématurés ou mal calibrés.
B. La censure de l’erreur de droit commise en première instance
En application de ce principe, la cour procède à une censure rigoureuse de l’ordonnance du président du tribunal administratif. Le premier juge avait opéré une application purement mécanique des règles de délai, en considérant que le recours introduit le 14 mai 2023 était tardif par rapport à la décision implicite de rejet née le 5 mars 2022. Ce raisonnement omettait totalement de prendre en compte l’instance en référé initiée par l’agent le 24 décembre 2021 et toujours en cours au moment de l’introduction de sa requête au fond.
La cour relève que le rapport de l’experte n’a été déposé « au mieux, le 5 décembre 2023 », soit bien après la saisine du tribunal. Par conséquent, le délai de recours n’avait même pas commencé à courir à la date où le président du tribunal a statué. En qualifiant la demande de tardive, celui-ci a donc commis une erreur de droit manifeste dans l’application des règles relatives à la computation des délais de recours. L’annulation de son ordonnance s’imposait donc en toute logique, la demande de l’agent n’étant nullement irrecevable.
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Cette décision, en réaffirmant une solution classique, met en lumière le caractère pragmatique d’une règle qui favorise une gestion efficace du contentieux indemnitaire.
II. La consécration d’une solution pragmatique pour la bonne administration de la justice
La prorogation du délai de recours se justifie par la nécessité d’assurer la complétude du dossier soumis au juge (A), ce qui a une incidence directe et positive sur la stratégie contentieuse des justiciables et le traitement des affaires par les juridictions (B).
A. La justification par la recherche d’une justice éclairée
La solution rappelée par la cour poursuit un objectif de bonne administration de la justice. En différant le point de départ du délai de recours, la jurisprudence incite les parties à attendre les conclusions de l’expertise avant de cristalliser leurs prétentions devant le juge du fond. Cela permet de s’assurer que le débat contentieux portera sur des préjudices définitivement évalués et consolidés, évitant ainsi des demandes d’actualisation ou des mémoires complémentaires tardifs qui complexifieraient l’instruction.
Cette approche prévient également le risque de contentieux multiples ou mal engagés, où le requérant serait contraint de saisir le juge sur la base d’évaluations provisoires ou incomplètes pour ne pas être forclos. La suspension du délai permet de concentrer l’instance sur l’appréciation juridique de la responsabilité et du lien de causalité, une fois les données techniques du litige solidement établies par l’expert. La justice y gagne en efficacité et en clarté, le dossier arrivant devant le juge du fond dans un état de maturité suffisant pour être jugé.
B. La portée sur la stratégie contentieuse et l’office du juge
Cette décision confirme pour les justiciables et leurs conseils la sécurité juridique de la démarche consistant à engager un référé-expertise. Ils savent qu’ils peuvent user de cette procédure utile sans risquer de voir leur action au fond compromise par l’écoulement du délai de recours. Cette prévisibilité est essentielle pour l’élaboration d’une stratégie contentieuse cohérente, qui distingue la phase d’instruction technique de la phase de jugement.
Par ailleurs, elle rappelle l’office du juge administratif, qui doit vérifier d’office l’existence de toute procédure de référé connexe susceptible d’affecter la recevabilité d’une requête. La décision souligne implicitement que le rejet par ordonnance pour irrecevabilité manifeste doit être réservé aux cas ne prêtant à aucune discussion sérieuse. En présence d’une expertise en cours, la question de la tardiveté devient suffisamment complexe pour échapper à cette procédure de tri simplifiée. La cour adresse ainsi un signal clair sur la nécessité d’une analyse approfondie des faits de la procédure avant de conclure à une irrecevabilité.