Par un arrêt en date du 29 avril 2025, la cour administrative d’appel de Bordeaux a jugé que le manquement de l’administration à son obligation d’héberger un demandeur d’asile reconnu vulnérable constitue une faute de nature à engager sa responsabilité, nonobstant le versement d’une allocation compensatoire.
En l’espèce, un ressortissant étranger a déposé une demande d’asile en avril 2023 et a accepté les conditions matérielles d’accueil proposées par l’office compétent. À la suite d’un entretien, sa situation de vulnérabilité a été reconnue et un médecin a recommandé une « priorité haute pour un hébergement » en urgence. Toutefois, aucune solution de logement ne lui a été proposée pendant plus de dix mois, période durant laquelle il a perçu une allocation pour demandeur d’asile incluant un montant additionnel destiné à couvrir ses frais d’hébergement. Le demandeur a saisi le tribunal administratif de Bordeaux d’une demande indemnitaire visant à réparer les préjudices nés de cette carence. Par un jugement du 24 septembre 2024, le tribunal a rejeté sa demande. Le requérant a alors interjeté appel de cette décision.
La question de droit soumise à la cour administrative d’appel était de savoir si le versement d’une allocation majorée pour absence d’hébergement suffisait à exonérer l’administration de sa responsabilité pour la période durant laquelle un demandeur d’asile, identifié comme vulnérable, a été privé de logement.
La cour administrative d’appel de Bordeaux annule le jugement de première instance. Elle juge que si le versement de l’allocation additionnelle exclut en principe que l’absence d’hébergement constitue à elle seule une faute, il en va différemment lorsque le demandeur se trouve dans une situation de vulnérabilité avérée. Dans ce cas, l’administration ne démontre pas avoir rempli son obligation en se bornant à invoquer la saturation générale du dispositif d’accueil, sans justifier des diligences spécifiques accomplies au regard de cette situation prioritaire. Ce manquement est dès lors constitutif d’une faute engageant la responsabilité de la puissance publique et ouvrant droit à réparation des préjudices subis.
Si la décision consacre une approche pragmatique de l’obligation d’hébergement en la dissociant du versement d’une prestation financière (I), elle réaffirme avec force la nécessité d’une prise en charge effective et prioritaire des personnes vulnérables, soumettant l’action administrative à un contrôle juridictionnel plus étroit (II).
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I. Une obligation d’hébergement à la portée limitée par le versement d’une allocation
La cour administrative d’appel établit d’abord un principe général selon lequel l’obligation d’hébergement pesant sur l’administration peut, dans des circonstances ordinaires, être valablement remplacée par une compensation financière. Cette solution pragmatique transforme l’obligation de résultat apparente en une obligation de moyens.
A. L’effet en principe exonératoire du versement de l’allocation additionnelle
L’arrêt énonce de manière claire que le seul fait de ne pas fournir un hébergement en nature n’est pas systématiquement fautif. La cour fonde son raisonnement sur une interprétation combinée des articles du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, notamment l’article D. 553-8. Il en ressort que le dispositif réglementaire a lui-même prévu une alternative à la fourniture d’un logement, sous la forme d’un « montant additionnel destiné à couvrir les frais d’hébergement ». La cour en déduit logiquement que « dès lors que l’allocation dont bénéficie un demandeur d’asile qui n’est pas hébergé comporte le montant additionnel […], l’absence d’hébergement en nature ne saurait constituer, par elle-même, une faute de nature à engager la responsabilité de la puissance publique ». Cette position permet de ne pas faire peser sur l’administration une présomption de faute irréfragable face à la saturation avérée des dispositifs d’accueil. L’État remplit son obligation légale a minima en assurant une compensation pécuniaire, ce qui lui permet de gérer la pénurie de places d’hébergement sans voir sa responsabilité systématiquement engagée.
B. La consécration d’une obligation de moyens et non de résultat
En validant le mécanisme de la compensation financière comme une modalité d’exécution de l’obligation d’accueil, la cour qualifie implicitement l’obligation d’hébergement d’obligation de moyens. L’administration n’est pas tenue de fournir un résultat tangible, à savoir un logement pour chaque demandeur, mais de mettre en œuvre les moyens nécessaires à cet accueil, parmi lesquels figure le versement de l’allocation. Cette analyse est cohérente avec la réalité opérationnelle des services de l’État, qui font face à une demande d’hébergement supérieure à l’offre disponible. Une obligation de résultat aurait pour effet de rendre l’État responsable de plein droit pour chaque demandeur non hébergé, ce qui paralyserait son action et engorgerait les tribunaux de contentieux indemnitaires au succès quasi certain. En refusant cet automatisme, le juge administratif adopte une posture réaliste, qui reconnaît les contraintes matérielles pesant sur la puissance publique tout en maintenant le principe de sa responsabilité en cas de défaillance avérée.
Toutefois, la cour assortit immédiatement ce principe d’une exception notable, en rappelant que cette obligation de moyens se trouve renforcée lorsque la situation particulière du demandeur l’exige.
II. Une obligation d’hébergement renforcée à l’égard des demandeurs d’asile vulnérables
La portée principale de l’arrêt réside dans la distinction qu’il opère en fonction de la vulnérabilité du demandeur. Pour ces publics spécifiques, l’obligation de moyens se transforme en une obligation de diligence accrue, dont le juge contrôle rigoureusement le respect par l’administration.
A. La prise en compte de la vulnérabilité comme critère d’une diligence accrue
L’arrêt bascule sur le terrain de la faute en se fondant sur les dispositions de l’article L. 522-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, qui imposent à l’administration d’évaluer la vulnérabilité du demandeur et de tenir compte de sa « situation spécifique ». En l’espèce, le requérant avait non seulement été identifié comme vulnérable, mais avait fait l’objet d’une recommandation médicale préconisant un hébergement en urgence. Pour la cour, cette situation particulière change la nature de l’obligation de l’administration. Le versement de l’allocation ne suffit plus ; l’office devait démontrer avoir entrepris des démarches actives et prioritaires pour lui trouver un logement. La simple invocation de la saturation du dispositif d’accueil devient alors inopérante, car trop générale. Le juge attend de l’administration qu’elle justifie de ses efforts au regard de la situation individuelle et prioritaire du demandeur. En affirmant que l’office « ne démontre pas avoir rempli son obligation d’assurer à M. C…, eu égard à sa vulnérabilité, des conditions d’accueil comprenant l’hébergement », la cour opère un renversement de la charge de la preuve. Ce n’est plus au demandeur de prouver une faute lourde, mais à l’administration de justifier qu’elle a mobilisé tous les moyens requis par cette situation d’urgence.
B. Le renforcement du contrôle du juge sur la carence de l’administration
En conséquence, cette décision étend la portée du contrôle juridictionnel sur l’action administrative en matière d’accueil des demandeurs d’asile. Le juge ne se contente plus de vérifier que l’allocation a été versée ; il examine si l’administration a correctement évalué la situation et, le cas échéant, si elle a traité le dossier avec la diligence qu’imposait la vulnérabilité reconnue. L’argument tiré de la saturation des centres d’accueil, souvent présenté comme une fatalité insurmontable, est ici écarté car il n’est pas suffisamment circonstancié. La cour exige des éléments précis, actualisés, et distinguant la situation des personnes vulnérables de celle des autres demandeurs. Cette jurisprudence pourrait ainsi contraindre l’administration à une gestion plus fine et plus transparente de ses listes d’attente, et à tracer les efforts spécifiques accomplis pour les cas prioritaires. Elle ouvre la voie à une indemnisation pour les demandeurs vulnérables laissés sans solution pendant une période prolongée, créant un signal fort quant à l’effectivité des droits que la loi leur reconnaît et à la nécessité pour l’administration de ne pas se retrancher derrière des difficultés structurelles pour justifier une inaction préjudiciable.