Cour d’appel administrative de Bordeaux, le 6 février 2025, n°24BX01834

Par un arrêt en date du 6 février 2025, la Cour administrative d’appel de Bordeaux s’est prononcée sur la légalité d’une obligation de quitter le territoire français assortie d’un refus de délai de départ volontaire et d’une interdiction de retour, confirmant l’appréciation restrictive des liens privés et familiaux récemment constitués.

En l’espèce, un ressortissant tunisien, entré en France en 2020, a sollicité un titre de séjour fin 2023 en qualité de conjoint d’une ressortissante française, épousée en août de la même année. L’autorité préfectorale a rejeté sa demande et a édicté à son encontre une obligation de quitter le territoire français sans délai, une interdiction de retour de dix-huit mois et a fixé le pays de renvoi. L’intéressé avait déjà fait l’objet d’une précédente mesure d’éloignement en janvier 2023, qu’il n’avait pas exécutée. Saisi par le requérant, le tribunal administratif de Pau a rejeté ses conclusions dirigées contre l’obligation de quitter le territoire et ses mesures accessoires. Le requérant a donc interjeté appel de ce jugement, soutenant notamment que la décision portait une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.

La question de droit soumise à la cour était de savoir si l’établissement récent de liens familiaux, en particulier par un mariage datant de moins d’un an, pouvait faire échec à une mesure d’éloignement, alors que l’intéressé s’était maintenu en situation irrégulière et n’avait pas respecté une précédente obligation de quitter le territoire.

La Cour administrative d’appel de Bordeaux rejette la requête, considérant que la décision contestée ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale du requérant. Elle juge que le caractère récent du mariage et de la relation, ainsi que la présence d’attaches dans son pays d’origine, justifient la mesure, malgré l’existence d’une vie de couple et la participation à l’éducation de l’enfant de son épouse. La cour valide également la légalité des décisions accessoires, fondées sur le risque de soustraction avéré par le non-respect d’une précédente mesure d’éloignement.

La décision illustre ainsi une application rigoureuse des critères d’appréciation de la vie privée et familiale (I), tout en confirmant la portée des agissements antérieurs de l’étranger sur la légalité des mesures accessoires à l’éloignement (II).

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I. L’appréciation restrictive de la vie privée et familiale face à l’irrégularité du séjour

La cour procède à une balance des intérêts en présence, où la protection de la vie familiale de l’étranger est mise en balance avec les objectifs de la politique migratoire. Elle conclut à la prééminence des critères objectifs d’ancienneté des liens (A) sur les éléments qualitatifs de l’intégration familiale de l’intéressé (B).

A. La prévalence du critère de l’ancienneté des liens familiaux

Le juge administratif rappelle que l’existence d’une vie familiale ne suffit pas, en soi, à faire obstacle à une mesure d’éloignement. Il examine si les liens tissés en France sont d’une intensité et d’une stabilité suffisantes pour que la mesure d’éloignement constitue une ingérence disproportionnée. Pour ce faire, il se fonde sur une analyse factuelle précise, privilégiant la durée de la relation et du mariage. La cour souligne que le requérant « n’établit pas, eu égard au caractère très récent du mariage de moins d’un an à la date de l’arrêté contesté et de sa relation de moins de deux ans avec son épouse selon ses propres déclarations, disposer de liens suffisamment anciens, stables et durables sur le territoire français ».

Ce faisant, la décision s’inscrit dans une jurisprudence constante qui utilise la durée comme un indice essentiel de l’effectivité et de l’ancrage de la vie familiale. Une relation et un mariage récents sont considérés comme ne créant pas un droit acquis au séjour, surtout lorsque le séjour initial est précaire ou irrégulier. Le raisonnement de la cour est donc classique, car il oppose la jeunesse des liens en France à la persistance d’attaches dans le pays d’origine, où l’intéressé a vécu « jusqu’en 2020 ». Cette approche quantitative, bien que juridiquement fondée, tend à minimiser la réalité affective d’une cellule familiale nouvellement constituée.

B. La portée limitée de l’intégration effective au sein de la cellule familiale

Le requérant mettait en avant des éléments qualitatifs pour attester de la réalité de sa vie familiale, notamment son rôle auprès de l’enfant de son épouse. Il produisait à ce titre des photographies et des attestations de proches. La cour prend acte de ces éléments mais ne leur confère pas un poids déterminant dans la balance des intérêts. Elle mentionne le fait qu’il s’occupe de l’enfant, mais cet élément n’est pas jugé suffisant pour renverser l’analyse fondée sur la brièveté de la vie commune et l’irrégularité du séjour.

Cette appréciation démontre que, si le juge doit tenir compte de l’ensemble des circonstances de l’espèce, tous les éléments n’ont pas la même valeur probante. La participation à la vie familiale, bien que réelle, est ici neutralisée par la situation administrative de l’étranger. La décision confirme ainsi que le droit au respect de la vie familiale n’est pas absolu et que son exercice peut être restreint pour des motifs légitimes de contrôle de l’immigration. La valeur de cet arrêt réside dans son orthodoxie juridique, mais elle interroge sur la capacité du droit à saisir la complexité des situations humaines au-delà des seuls critères chronologiques.

II. La légitimation des mesures accessoires par le comportement de l’étranger

Au-delà de la validation de l’obligation de quitter le territoire, l’arrêt est également instructif quant à la justification des mesures qui l’accompagnent. La cour confirme que le refus d’un délai de départ volontaire est légalement fondé sur le risque de soustraction (A) et que la durée de l’interdiction de retour est proportionnée au regard du parcours de l’intéressé (B).

A. Le risque de soustraction justifiant le refus d’un délai de départ volontaire

La cour valide sans difficulté la décision du préfet de ne pas octroyer au requérant le délai de départ volontaire de trente jours, qui est pourtant le principe en matière d’éloignement. Elle se fonde sur les dispositions du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, qui prévoient une dérogation en cas de risque de soustraction. Ce risque est lui-même présumé lorsque « l’étranger s’est soustrait à l’exécution d’une précédente mesure d’éloignement ». En l’espèce, le requérant n’avait pas déféré à une obligation de quitter le territoire prononcée un an et demi plus tôt.

Le raisonnement est ici purement mécanique et illustre l’automaticité de certaines conséquences attachées au comportement de l’étranger. Le fait d’ignorer une première mesure d’éloignement prive l’intéressé du bénéfice du délai de départ volontaire lors d’une seconde mesure. La cour écarte la circonstance que l’intéressé était marié et disposait d’un domicile fixe, considérant que le risque de soustraction, légalement caractérisé, l’emportait. Cette solution rappelle que les garanties procédurales offertes à l’étranger sont conditionnées par sa coopération avec l’administration.

B. La proportionnalité de l’interdiction de retour appréciée au regard du parcours global

Enfin, la cour se prononce sur la proportionnalité de l’interdiction de retour sur le territoire français d’une durée de dix-huit mois. Le requérant soutenait que cette mesure était disproportionnée, en l’absence de menace pour l’ordre public. La cour rejette cet argument en adoptant une approche globale. Elle justifie la durée de l’interdiction non pas par une dangerosité, mais par une combinaison de plusieurs facteurs : la durée de présence en France, la nature et l’ancienneté des liens, et surtout le fait qu’il « a fait l’objet d’une précédente obligation de quitter le territoire français non exécutée ».

Cette décision est significative car elle confirme que l’interdiction de retour n’est pas uniquement une mesure de police visant à prévenir un trouble, mais aussi un outil de gestion des flux migratoires destiné à sanctionner le non-respect des règles de séjour et d’éloignement. En affirmant que le préfet n’a pas commis d’erreur d’appréciation « quand bien même l’intéressé ne représente pas une menace pour l’ordre public », la cour clarifie la finalité de cette mesure. Il s’agit d’une décision d’espèce, qui ne bouleverse pas l’état du droit, mais qui a une portée pédagogique en ce qu’elle expose avec clarté la grille d’analyse du juge pour apprécier la proportionnalité d’une telle sanction administrative.

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Hassan KOHEN
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