Par un arrêt en date du 7 mai 2025, la cour administrative d’appel de Bordeaux a précisé les conditions de mise en œuvre de l’évaluation des incidences Natura 2000 pour les activités de pêche réglementées par l’autorité administrative. En l’espèce, une association de défense de l’environnement a demandé l’annulation d’un arrêté préfectoral du 29 juin 2022 autorisant la pêche de plusieurs espèces de poissons migrateurs dans le bassin de l’Adour, un site désigné comme zone spéciale de conservation. L’association soutenait que cet arrêté, en ce qu’il permettait la capture d’espèces dont l’état de conservation est défavorable, aurait dû être précédé d’une évaluation de ses incidences sur le site Natura 2000. Par un jugement du 18 septembre 2023, le tribunal administratif de Pau avait rejeté cette demande. Saisie en appel par l’association, la cour administrative d’appel devait donc déterminer si un arrêté réglementant la pêche, sans figurer sur les listes nationales d’activités soumises à évaluation d’incidences, doit néanmoins faire l’objet d’une telle évaluation dès lors qu’il est susceptible d’affecter de manière significative les objectifs de conservation d’un site Natura 2000. La cour répond par l’affirmative et annule l’arrêté préfectoral. Elle juge qu’en vertu du droit de l’Union européenne et de sa transposition en droit interne, « l’arrêté fixant les périodes d’ouverture de la pêche en eau douce (…) doit donner lieu à une évaluation de ses incidences sur le site Natura 2000 (…) lorsque l’exercice de l’activité de pêche qu’il organise est susceptible d’affecter de manière significative les espèces à la protection desquelles ce site est dédié ».
La solution adoptée par la cour réaffirme avec force le primat de l’approche substantielle de la protection environnementale, imposant une évaluation des incidences fondée sur le risque réel pour l’écosystème (I). Cette approche conduit logiquement à une censure de l’acte administratif, fondée sur une analyse concrète et détaillée du caractère significatif de l’atteinte portée aux espèces protégées (II).
I. L’exigence réaffirmée d’une évaluation des incidences fondée sur le risque environnemental
La cour administrative d’appel rappelle que l’obligation de réaliser une évaluation des incidences Natura 2000 découle directement des objectifs du droit de l’Union européenne (A), ce qui a pour effet de neutraliser une application strictement formaliste des listes réglementaires nationales (B).
A. Une soumission de l’acte réglementaire aux finalités de la directive Habitats
Le raisonnement du juge administratif s’ancre fermement dans les principes de la directive 92/43/CEE, dite « Habitats », telle qu’interprétée par la Cour de justice de l’Union européenne. L’arrêt rappelle que le droit interne, et notamment l’article L. 414-4 du code de l’environnement, doit être lu à la lumière des objectifs de conservation de la nature fixés par le droit européen. La cour cite à cet effet la jurisprudence fondatrice « Waddenvereniging » de 2004, qui a consacré une interprétation large du champ d’application de l’évaluation des incidences.
Ainsi, la cour énonce que « tout plan ou projet, non directement lié ou nécessaire à la gestion du site Natura 2000, fait l’objet d’une évaluation appropriée de ses incidences sur celui-ci au regard des objectifs de conservation de ce site, lorsqu’il ne peut être exclu, sur la base d’éléments objectifs, que le projet est susceptible d’affecter ledit site de manière significative ». Cette formule, directement issue du droit de l’Union, établit le critère déterminant : la simple potentialité d’un effet significatif suffit à déclencher l’obligation d’évaluation. Le juge ne se contente pas de vérifier si l’acte contesté entre dans une catégorie prédéfinie, mais examine sa nature et ses effets potentiels. En appliquant ce principe à un arrêté réglementant la pêche, la cour confirme que de tels actes, bien que de portée générale, sont assimilables à des « plans ou projets » au sens de la directive.
B. Le dépassement d’une approche formaliste fondée sur les listes nationales
La conséquence directe de cette approche est de relativiser la portée des listes établies par décret en Conseil d’État, qui énumèrent les plans, projets et activités soumis à une évaluation d’incidences. Le ministre de la transition écologique ne pouvait utilement se prévaloir de l’absence de l’activité de pêche sur ces listes pour justifier l’absence d’évaluation. La cour écarte cet argument en se fondant sur les dispositions des I et IV bis de l’article L. 414-4 du code de l’environnement, qui transposent la clause de sauvegarde de la directive Habitats.
Le juge souligne ainsi que « La circonstance que l’activité de pêche en litige ne figure pas sur les listes prévues au III de l’article L. 414-4 du code de l’environnement ne la dispense pas de l’évaluation des incidences lorsque la condition figurant aux I et IV bis de cet article est remplie ». Ce faisant, la cour réaffirme que le système des listes n’est qu’un socle minimal. L’autorité administrative conserve l’obligation, sous le contrôle du juge, de soumettre à évaluation tout projet non listé dès lors qu’un doute raisonnable existe quant à son impact significatif. Cette solution garantit la pleine effectivité du droit de l’Union en empêchant que des activités potentiellement dommageables échappent à toute évaluation au seul motif qu’elles ne figurent pas dans une nomenclature administrative.
Une fois le principe de la nécessité d’une évaluation posé, la cour devait encore vérifier si, en l’espèce, l’activité de pêche autorisée par l’arrêté était effectivement susceptible d’avoir un tel impact significatif.
II. La caractérisation d’une atteinte significative justifiant l’annulation de l’arrêté
Le contrôle exercé par la cour se distingue par sa profondeur, s’appuyant sur une analyse factuelle très poussée de l’état de conservation des espèces (A) pour conclure que l’activité de pêche constituait une pression justifiant une évaluation préalable (B).
A. Une appréciation rigoureuse de la vulnérabilité des espèces concernées
Loin de se limiter à des considérations abstraites, la cour procède à un examen méticuleux et documenté de la situation de chaque espèce de poisson migrateur visée par l’arrêté. Elle se réfère explicitement à des données scientifiques et des rapports officiels, tels que les listes rouges de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) et les bilans du plan de gestion des poissons migrateurs (PLAGEPOMI) du bassin de l’Adour.
L’arrêt détaille ainsi la dégradation de l’état de conservation de plusieurs espèces. Il est relevé que la grande alose est passée de « vulnérable » en 2010 à « en danger critique d’extinction » en 2019, et que la lamproie marine est désormais classée « en danger d’extinction ». Le juge note également que l’état de conservation du saumon atlantique est jugé « défavorable-mauvais » dans la région. Cette démonstration factuelle, précise et sourcée, confère une solidité particulière à son raisonnement et témoigne d’un contrôle approfondi qui va au-delà d’une simple erreur manifeste d’appréciation. En objectivant le déclin des populations piscicoles, la cour établit la première prémisse de son syllogisme : le milieu récepteur est particulièrement fragile et sensible à toute nouvelle pression.
B. L’imputation de l’activité de pêche comme une menace substantielle
Dans un second temps, la cour établit le lien de causalité entre l’activité autorisée par l’arrêté et la menace pesant sur ces espèces vulnérables. Elle s’appuie à nouveau sur le bilan du PLAGEPOMI, qui identifie la pêche comme une cause de mortalité directe ayant « une acuité encore plus marquée » pour les espèces en situation précaire. Le juge relève que pour la grande alose et la lamproie marine, « l’exploitation (…) est essentiellement due à la pêche professionnelle fluvio-estuarienne au filet dérivant ».
En outre, la cour écarte l’argument du ministre selon lequel le document d’objectifs (DOCOB) du site Natura 2000 n’identifierait pas la pêche comme une mesure prioritaire. Elle rétorque que ce même document mentionne bien la pêche parmi les menaces et les facteurs de pression, la qualifiant même d’ »enjeu majeur » pour certaines espèces. Par cette analyse, la cour conclut que l’arrêté, en autorisant la capture d’espèces protégées dont la fragilité est avérée, « est susceptible d’affecter de manière significative le site Natura 2000 de l’Adour ». L’absence de l’évaluation des incidences qui aurait dû en découler vicie la procédure d’édiction de l’acte et entraîne inéluctablement son annulation.