Par une ordonnance du 9 janvier 2025, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Bordeaux a été amené à se prononcer sur les conditions d’octroi d’une provision dans le cadre d’un marché public de fournitures. En l’espèce, une communauté d’agglomération avait conclu un marché pour l’acquisition de six camions destinés à la collecte de déchets. Moins d’un mois après leur livraison, les véhicules ont présenté des désordres structurels majeurs, tels que des fissures et des déformations des châssis, les rendant impropres à leur usage. Une expertise judiciaire a par la suite imputé ces défaillances à un vice de conception lors de leur aménagement par un sous-traitant du fournisseur.
L’acheteur public a alors saisi le juge des référés du tribunal administratif d’une demande de provision, sur le fondement de l’article R. 541-1 du code de justice administrative, visant à obtenir la restitution du prix total du marché. Le juge de première instance a fait droit à cette demande, condamnant le fournisseur à verser une provision correspondant au prix des véhicules. Le fournisseur a interjeté appel de cette ordonnance, soutenant principalement que la restitution du prix ne pouvait être ordonnée en l’absence de résiliation préalable du contrat et que la responsabilité des désordres incombait à son propre sous-traitant.
Il revenait ainsi au juge d’appel de déterminer si l’existence d’une obligation non sérieusement contestable, justifiant l’octroi d’une provision, pouvait être reconnue en l’absence de résolution formelle du contrat de vente. En outre, il s’agissait de savoir si un vendeur professionnel pouvait s’exonérer de sa garantie des vices cachés en invoquant la faute d’un tiers intervenu dans la préparation de la chose vendue.
Le juge des référés d’appel rejette la requête du fournisseur et confirme l’ordonnance de première instance. Il estime que la circonstance que le marché n’ait pas été résilié ne fait pas obstacle à une demande de provision dès lors que l’obligation de restitution du prix n’est pas sérieusement contestable. La juridiction retient que les conditions de la garantie des vices cachés sont remplies, les défauts rendant les biens impropres à leur destination. Enfin, elle rappelle que le vendeur professionnel est tenu par une présomption irréfragable de connaissance des vices de la chose, ce qui l’empêche de se prévaloir de la faute de son sous-traitant pour s’exonérer de sa propre obligation de garantie et de réparation intégrale.
L’ordonnance commentée consolide la protection de l’acheteur public en référé en affirmant avec pragmatisme le caractère autonome de l’action en provision (I), tout en appliquant avec rigueur le régime de responsabilité pesant sur le vendeur professionnel (II).
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I. L’autonomie de l’action en provision face aux vices de la chose vendue
La décision du juge des référés d’appel se distingue par sa volonté de garantir l’effectivité de la procédure d’urgence, en consacrant la recevabilité de la demande de provision indépendamment de toute action en résolution du contrat (A), dès lors que le vice substantiel affectant le bien est suffisamment caractérisé (B).
A. L’indifférence de la résiliation préalable du contrat
Le fournisseur soutenait que la restitution du prix supposait une annulation ou une résiliation formelle du marché. Le juge écarte cet argument en relevant que « la circonstance que [l’acheteur] n’a pas procédé à la résiliation du marché qui l’unissait à [au fournisseur] lequel a, du reste, été entièrement exécuté, ne faisait pas obstacle à ce que cet établissement public sollicite (…) la condamnation du titulaire du marché à lui verser une provision ». Cette solution, parfaitement orthodoxe, rappelle que le référé-provision obéit à une logique propre : celle de l’évidence de la créance.
L’octroi d’une provision au titre de l’article R. 541-1 du code de justice administrative est subordonné à la seule condition que l’obligation ne soit pas « sérieusement contestable ». Le juge n’a pas à statuer sur le sort du contrat, ce qui relève de la compétence du juge du fond. En dissociant ainsi l’action en provision de l’action en résolution, la juridiction préserve l’efficacité du référé, qui vise à allouer rapidement une avance à un créancier dont le droit paraît certain. Subordonner cette mesure à une action au fond préalable priverait la procédure de son utilité, en contraignant l’acheteur à attendre l’issue, souvent longue, d’un contentieux en résiliation pour obtenir une réparation financière. La position du juge d’appel s’inscrit donc dans une approche pragmatique et protectrice des deniers publics.
B. La caractérisation d’un vice rendant le bien impropre à son usage
Pour établir le caractère non sérieusement contestable de l’obligation, le juge s’attache à vérifier que les conditions de la garantie des vices cachés, prévues par l’article 1641 du code civil, sont réunies. L’ordonnance s’appuie sur les constatations matérielles du dossier, et notamment le rapport d’expertise, pour motiver sa décision. Il est relevé que les véhicules, affectés de fissures et déformations, n’avaient pas été « conçus dans les règles de l’art ».
Le vice est considéré comme caché car non décelable lors de la livraison par un acheteur non professionnel et antérieur à la vente. Surtout, son extrême gravité rend les camions définitivement impropres à l’usage pour lequel ils ont été acquis. Cette impropriété totale justifie la demande de restitution intégrale du prix payé, l’une des options offertes à l’acheteur par le régime de la garantie. En qualifiant ainsi les désordres de vice rédhibitoire, le juge établit avec un « degré suffisant de certitude » l’existence d’une obligation de restitution à la charge du vendeur, ouvrant la voie à l’octroi d’une provision pour un montant équivalent. La démarche du juge démontre que l’appréciation du caractère non sérieusement contestable de l’obligation n’est pas superficielle mais repose sur une analyse juridique et factuelle approfondie des conditions de fond de la garantie due par le vendeur.
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II. L’application rigoureuse de la responsabilité aggravée du vendeur professionnel
Au-delà de la question de la recevabilité, l’ordonnance se prononce sur le fond de l’obligation du vendeur en appliquant avec fermeté les règles qui régissent la responsabilité du vendeur professionnel. Elle rejette ainsi toute tentative d’exonération fondée sur le fait d’un tiers (A) ou sur une prétendue faute de l’acheteur (B).
A. Le rejet de l’exonération fondée sur la faute du sous-traitant
Le fournisseur tentait de s’exonérer de sa responsabilité en arguant que le vice de conception était exclusivement imputable à son sous-traitant, la société de carrosserie. Le juge d’appel balaye cet argument en se fondant sur une jurisprudence constante relative au vendeur professionnel. Il rappelle qu’il résulte de l’article 1645 du code civil une « présomption irréfragable de connaissance par le vendeur professionnel du vice de la chose vendue, qui l’oblige à réparer l’intégralité de tous les dommages en résultant ».
Cette solution est d’une logique implacable. Le cocontractant de l’acheteur est le fournisseur, non le sous-traitant avec lequel l’acheteur n’a aucun lien de droit. Le fournisseur, en sa qualité de professionnel averti, est non seulement présumé connaître les défauts de la chose qu’il vend, mais il est également responsable des intervenants qu’il choisit pour exécuter son contrat. En conséquence, il ne peut « utilement soutenir que le vice affectant les véhicules engagerait la responsabilité de l’entreprise de carrosserie ». Le fournisseur conserve la possibilité de se retourner ultérieurement contre son sous-traitant fautif, mais cette relation juridique interne est sans effet sur son obligation de garantie vis-à-vis de l’acheteur final. Cette position renforce la sécurité juridique de l’acquéreur public.
B. L’éviction de la faute de l’acheteur en l’absence de formation
Le fournisseur invoquait également une mauvaise utilisation des camions par les agents de l’acheteur pour tenter de partager la responsabilité des désordres. Le juge des référés écarte cette argumentation en la confrontant aux propres manquements contractuels du vendeur. En effet, ce dernier s’était engagé à assurer une formation de deux jours aux utilisateurs, obligation qu’il n’a pas respectée.
Le juge établit un lien de causalité pertinent en relevant que cette formation « aurait permis [aux utilisateurs] de prendre immédiatement conscience de l’inadaptation des matériels proposés ». Le raisonnement est subtil : le défaut de formation a privé l’acheteur d’une chance de déceler ou de prévenir les conséquences du vice. En ne remplissant pas son obligation de conseil et de formation, le vendeur a contribué à la réalisation du dommage et ne peut donc se prévaloir d’une prétendue faute de l’utilisateur. Cette analyse met en lumière l’importance des obligations accessoires dans les marchés publics complexes et démontre que le juge est attentif à l’équilibre global des prestations contractuelles pour apprécier les responsabilités. Le vendeur ne peut à la fois manquer à ses devoirs et reprocher à l’acheteur les conséquences de ce manquement.