Un arrêt rendu par une cour administrative d’appel le 18 septembre 2025 illustre la rigueur de l’appréciation portée par le juge de l’impôt sur la déductibilité des charges d’une entreprise. En l’espèce, une société de conseil en ressources humaines a fait l’objet d’une vérification de comptabilité à l’issue de laquelle l’administration fiscale a remis en cause la déductibilité de diverses dépenses, notamment des frais de réception, des achats alimentaires et des acquisitions de petit électroménager. L’administration estimait que ces frais n’avaient pas été engagés dans l’intérêt de l’exploitation. En conséquence, des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés et des rappels de taxe sur la valeur ajoutée ont été mis à la charge de la société. Parallèlement, les sommes correspondantes ont été considérées comme des revenus distribués et imposées entre les mains de l’associé unique de la société.
Saisi du litige, le tribunal administratif de Lille a rejeté les demandes en décharge présentées par la société et son associé par un jugement en date du 19 juillet 2024. Les contribuables ont alors interjeté appel de cette décision, soutenant que les dépenses litigieuses étaient justifiées par la nécessité d’héberger et de restaurer une clientèle de cadres, et que les pièces produites, à savoir des tickets de caisse, constituaient une preuve suffisante de leur caractère professionnel. Se posait donc la question de savoir si de simples tickets de caisse, ne mentionnant pas l’identité des bénéficiaires, suffisent à justifier du caractère professionnel de dépenses et à établir leur déductibilité du résultat imposable de l’entreprise.
Par sa décision, la cour administrative d’appel rejette les requêtes. Elle juge que la société, en se bornant à produire des tickets de caisse anonymes, n’apporte pas les éléments de preuve suffisamment précis pour démontrer que les achats contestés ont été réalisés dans l’intérêt de son activité. Le juge confirme ainsi une application stricte des règles de preuve en matière fiscale, dont il convient d’analyser la portée et les conséquences.
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I. La réaffirmation de l’exigence d’une preuve circonstanciée à la charge du contribuable
La décision commentée s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle constante qui fait peser sur le contribuable la charge de démontrer le caractère déductible des frais qu’il expose. Le juge rappelle le principe de cette exigence probatoire (A) avant d’en faire une application rigoureuse aux faits de l’espèce (B).
A. Le principe de la justification du caractère professionnel de la charge
En application des dispositions de l’article 39 du code général des impôts, le bénéfice net d’une entreprise est établi sous déduction de toutes ses charges. Pour qu’une dépense soit admise en déduction, la jurisprudence exige traditionnellement qu’elle soit exposée dans l’intérêt direct de l’exploitation, qu’elle corresponde à une charge effective, qu’elle soit appuyée de justifications suffisantes et qu’elle ne soit pas la contrepartie d’une immobilisation. L’arrêt rappelle avec clarté la répartition de la charge de la preuve en ce domaine. Il appartient au contribuable « de justifier tant du montant des charges qu’il entend déduire du bénéfice net […] que de la correction de leur inscription en comptabilité, c’est-à-dire du principe même de leur déductibilité ».
Cette justification ne peut être purement formelle. La cour précise que le contribuable doit produire « tous éléments suffisamment précis portant sur la nature de la charge en cause, ainsi que sur l’existence et la valeur de la contrepartie qu’il en a retirée ». Ce n’est qu’une fois cette preuve apportée par l’entreprise que l’administration peut, si elle le conteste, démontrer que la charge n’est pas déductible. Cette solution, classique, impose au contribuable une obligation de documentation précise de ses dépenses, afin de mettre le juge en mesure d’apprécier la réalité du lien entre la charge et l’intérêt de l’entreprise.
B. L’application du principe à des justificatifs jugés insuffisants
En l’espèce, la société requérante tentait de justifier ses dépenses en arguant des spécificités de son activité, qui l’amèneraient à héberger et restaurer ses clients. Pour ce faire, elle produisait les tickets de caisse afférents aux achats contestés. La cour administrative d’appel considère cependant cette preuve comme insuffisante pour satisfaire aux exigences qu’elle a préalablement rappelées. Elle relève que la société « se borne à produire les tickets de caisse des achats sur lesquels ne figure aucun bénéficiaire et n’apporte aucun autre élément de preuve permettant de démontrer que ces achats ont été réalisés dans l’intérêt de la société ».
Cette motivation met en lumière le défaut principal de la preuve rapportée : son caractère impersonnel. Un ticket de caisse établit la matérialité d’un achat, sa date et son montant, mais il ne renseigne en rien sur son affectation professionnelle. En l’absence de toute mention relative à l’identité des personnes ayant bénéficié des repas ou de l’hébergement, le lien avec l’activité de conseil de la société demeurait une simple allégation. Le juge refuse ainsi de se contenter d’une vraisemblance et exige des éléments objectifs permettant de rattacher sans ambiguïté la dépense à un acte de gestion commerciale.
II. Les conséquences rigoureuses d’une justification jugée insuffisante
Le rejet de la déductibilité des charges entraîne une double conséquence que l’arrêt expose logiquement. D’une part, il écarte les autres moyens soulevés par la société, notamment ceux tirés de la doctrine administrative (A). D’autre part, il valide la taxation des sommes correspondantes en tant que revenus distribués au niveau de l’associé (B).
A. Le rejet des justifications fondées sur la doctrine administrative
Face à l’insuffisance de ses justifications, la société tentait d’invoquer, sur le fondement de l’article L. 80 A du livre des procédures fiscales, plusieurs instructions de la documentation administrative. La cour écarte un à un ces arguments. Elle juge que les instructions citées soit se bornent à rappeler la loi fiscale sans l’interpréter différemment, soit sont postérieures aux exercices en litige, soit concernent des situations distinctes. En particulier, elle écarte le bénéfice de la tolérance administrative relative aux menues acquisitions ou aux frais de réception dont le caractère professionnel est établi mais dont seul le montant n’est pas précisément justifié.
La cour souligne ainsi que la société n’entre pas dans le champ de cette tolérance dès lors que c’est le principe même du caractère professionnel de la dépense qui n’est pas démontré. Cette analyse confirme que les garanties offertes par la doctrine administrative sont d’interprétation stricte. Elles ne sauraient pallier une carence probatoire du contribuable sur l’un des critères fondamentaux de la déductibilité d’une charge. Le juge administratif se montre ainsi gardien d’une hiérarchie des normes où la loi prime sur une doctrine qui ne peut ni y déroger, ni suppléer à l’absence de preuve d’un fait essentiel.
B. La qualification automatique en revenus distribués
La conséquence la plus directe du rejet des charges au niveau de la société est leur imposition au nom de l’associé. L’arrêt confirme que les dépenses jugées non déductibles des résultats de la société, ainsi que la TVA y afférente, ont été qualifiées par l’administration de revenus distribués sur le fondement de l’article 111, c du code général des impôts. Cette disposition vise notamment les rémunérations et avantages occultes. La jurisprudence considère de manière constante qu’une dépense non engagée dans l’intérêt de la société et dont le bénéficiaire est l’associé ou le dirigeant constitue un tel avantage.
En l’espèce, l’associé ne développait pas d’argumentation propre mais se bornait à contester le bien-fondé des rehaussements notifiés à la société. La cour en déduit logiquement que, la non-déductibilité des charges étant confirmée, leur imposition en tant que revenus distribués est également fondée. Cette solution illustre le mécanisme de la théorie de l’acte anormal de gestion : un avantage injustifié accordé par une société à son associé est réintégré dans les bénéfices de la première et taxé comme un revenu mobilier pour le second. L’arrêt, par sa rigueur, constitue un rappel de l’importance d’une gestion et d’une comptabilité transparentes.