Cour d’appel administrative de Douai, le 24 septembre 2025, n°24DA00467

Par un arrêt en date du 24 septembre 2025, la cour administrative d’appel de Versailles s’est prononcée sur la légalité du refus de réinscrire une experte sur le tableau des experts près les cours administratives d’appel.

En l’espèce, une interprète et traductrice en langue perse, précédemment inscrite sur le tableau des experts, avait sollicité le renouvellement de son inscription le 11 septembre 2023. Par une décision du 5 janvier 2024, les présidents des cours administratives d’appel de Paris et de Versailles ont rejeté sa demande. La requérante a alors saisi la juridiction administrative d’un recours en annulation contre cette décision. Elle soutenait que la décision était insuffisamment motivée, entachée d’erreurs de fait et d’appréciation, et que l’arrêté du vice-président du Conseil d’État fondant le refus était lui-même illégal pour ne pas avoir prévu de mesures transitoires ou de reclassement, méconnaissant ainsi le principe de sécurité juridique. La question de droit qui se posait à la cour était double. Il s’agissait d’une part de déterminer si la suppression d’une spécialité de la nomenclature des experts justifiait à elle seule le rejet d’une demande de réinscription. D’autre part, la cour devait apprécier si le principe de sécurité juridique imposait à l’autorité réglementaire d’édicter des mesures transitoires pour les experts dont la spécialité avait été supprimée.

À cette double interrogation, la cour administrative d’appel de Versailles répond par la négative en rejetant la requête. Elle juge que la suppression de la branche « interprétariat – traduction » par un arrêté du 18 juin 2023 plaçait les présidents des cours en situation de compétence liée, les obligeant à rejeter la demande. Elle estime en outre que le principe de sécurité juridique n’a pas été méconnu, l’autorité réglementaire étant libre d’apprécier les besoins en expertise des juridictions et de supprimer les spécialités jugées non nécessaires, sans que cela constitue une atteinte excessive aux intérêts des experts concernés.

L’analyse de cette décision révèle d’abord la stricte application d’une nouvelle réglementation qui s’impose à l’autorité administrative (I). Elle met ensuite en lumière la portée limitée du principe de sécurité juridique face au pouvoir d’appréciation de l’autorité réglementaire (II).

I. L’application inéluctable de la nouvelle nomenclature

La cour administrative d’appel justifie la décision de rejet par l’entrée en vigueur d’une nouvelle nomenclature, qui a pour effet de placer l’autorité administrative en situation de compétence liée (A) et de rendre, par conséquent, les autres moyens soulevés par la requérante inopérants (B).

A. La suppression de la spécialité, fondement d’une compétence liée

La décision des présidents des cours administratives d’appel de ne pas renouveler l’inscription de la requérante trouve sa source directe dans une modification réglementaire. La cour relève en effet qu’un arrêté du vice-président du Conseil d’État du 18 juin 2023, entré en vigueur le 1er janvier 2024, a modifié la nomenclature des experts prévue à l’article R. 221-9 du code de justice administrative. Or, la cour souligne que « cette nouvelle nomenclature ne comprend plus de branche interprétariat – traduction ».

Face à cette modification normative, l’autorité administrative chargée d’arrêter la liste des experts n’avait plus de marge de manœuvre. En l’absence de la spécialité dans laquelle la requérante sollicitait sa réinscription, les présidents des cours ne pouvaient légalement faire droit à sa demande. La cour énonce ainsi qu’ils « étaient tenus de rejeter ladite demande ». Cette situation de compétence liée ôte à l’autorité administrative toute possibilité d’appréciation des circonstances particulières de l’espèce, comme le besoin effectif des juridictions ou la qualité des services de l’expert. L’application de la norme nouvelle s’impose de manière mécanique et objective.

B. Le rejet conséquent des moyens tirés de l’erreur et du défaut de motivation

La constatation de cette compétence liée a une conséquence procédurale déterminante sur l’argumentaire de la requérante. Les moyens qu’elle soulevait, à savoir le défaut de motivation, l’erreur de fait et l’erreur d’appréciation, sont balayés en bloc par la juridiction. La cour administrative d’appel juge en effet que ces moyens « ne peuvent qu’être écartés ».

Le raisonnement est logique : dès lors que la décision de rejet était la seule légalement possible, toute discussion sur son opportunité ou sur les faits qui l’entourent devient sans objet. Le fait que les juridictions aient ou non un besoin réel en traduction perse, ou que l’administration se soit prétendument méprise sur la portée exacte de la demande, est indifférent. La seule justification légale du rejet réside dans la disparition de la catégorie d’expertise concernée. Dans ce contexte, la motivation de la décision de rejet, même si elle était succincte, se trouve suffisamment justifiée par la seule référence au changement de réglementation.

Au-delà de cette application stricte du texte, la cour s’est également prononcée sur la légalité même de la réforme, confrontant le pouvoir réglementaire au principe de sécurité juridique.

II. La confirmation du pouvoir d’appréciation réglementaire face au principe de sécurité juridique

L’arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles réaffirme la latitude dont dispose l’autorité réglementaire pour définir les besoins en expertise (A), tout en procédant à une application mesurée du principe de sécurité juridique (B).

A. La légitimité reconnue du pouvoir réglementaire à redéfinir les besoins de l’expertise

La requérante contestait la légalité même de l’arrêté ayant supprimé sa spécialité. La cour rappelle à cet égard un principe fondamental du droit public selon lequel « l’exercice du pouvoir réglementaire implique pour son détenteur la possibilité de modifier à tout moment les normes qu’il définit sans que les personnes […] puissent invoquer un droit au maintien de la réglementation existante ». Cette affirmation consacre la mutabilité des règlements administratifs, nécessaire à l’adaptation constante de l’action publique.

Appliquant ce principe au cas d’espèce, la cour estime que le vice-président du Conseil d’État était parfaitement compétent pour identifier les domaines dans lesquels les juridictions ont des besoins en expertise. Il lui était donc loisible de considérer que la traduction et l’interprétariat ne constituaient plus un tel besoin justifiant une inscription sur le tableau des experts. La cour valide ainsi la démarche de l’autorité réglementaire, qui a le pouvoir « de supprimer la spécialité correspondante, sans prévoir de modalités de reclassement des experts auparavant inscrits dans ces spécialités ». Le pouvoir d’appréciation de l’administration sur l’opportunité de maintenir ou non une spécialité est ainsi pleinement reconnu.

B. Une application restreinte du principe de sécurité juridique en l’absence d’atteinte excessive aux intérêts

La requérante invoquait le principe de sécurité juridique, qui peut tempérer la liberté de l’autorité réglementaire. Ce principe peut en effet imposer l’édiction de mesures transitoires lorsque l’application immédiate d’une nouvelle norme « entraîne, au regard de l’objet et des effets de ses dispositions, une atteinte excessive aux intérêts publics ou privés en cause ».

Toutefois, la cour écarte l’application de ce principe en l’espèce. Pour ce faire, elle opère une distinction essentielle. Elle relève qu’il n’apparaît pas « qu’il existerait pour les juridictions administratives un besoin en matière d’expertise concernant l’interprétariat et la traduction ». Elle précise que « le recours à des interprètes lors d’audience devant les juridictions ne relevant pas du champ de l’expertise au sens de l’article R. 221-9 du code de justice administrative ». Ce faisant, la cour distingue le besoin ponctuel d’un interprète pour le bon déroulement d’une audience de la mission d’expertise ordonnée par un juge pour l’éclairer sur une question technique. La suppression de la spécialité du tableau des experts n’empêche donc pas les juridictions de faire appel, par d’autres voies, à des traducteurs. L’atteinte portée aux intérêts privés de l’experte n’est donc pas jugée « excessive », car la modification réglementaire ne la prive pas de toute possibilité d’exercer son activité auprès des juridictions, mais seulement de le faire dans le cadre formel de l’expertise. L’arrêté n’a donc pas été pris en méconnaissance du principe de sécurité juridique.

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