Une ressortissante de nationalité géorgienne, entrée de manière régulière sur le territoire français le 23 avril 2018, a formé une demande de titre de séjour sur le fondement de sa vie privée et familiale. Cette demande a fait l’objet d’un refus par un arrêté préfectoral en date du 12 mars 2024, assorti d’une obligation de quitter le territoire français dans un délai de trente jours et de la fixation du pays de destination. La requérante a alors saisi le tribunal administratif de Rouen afin d’obtenir l’annulation de cette décision. Par un jugement du 26 juillet 2024, cette juridiction a rejeté l’ensemble de ses prétentions. La requérante a interjeté appel de ce jugement, soutenant notamment que l’arrêté préfectoral portait une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale, protégé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle faisait valoir l’ancienneté de son séjour, la stabilité de sa vie de couple avec un conjoint en situation régulière et intégré professionnellement, ainsi que la présence de deux enfants nés en France et d’une troisième grossesse en cours. La question se posait donc de savoir si un refus de titre de séjour opposé à une personne justifiant de près de six années de vie commune ininterrompue en France avec son époux en situation régulière, de la naissance de deux enfants sur le territoire national et d’une intégration familiale stable, constitue une ingérence disproportionnée dans son droit au respect de sa vie privée et familiale.
Par un arrêt en date du 31 juillet 2025, la cour administrative d’appel annule le jugement du tribunal administratif de Rouen ainsi que l’arrêté préfectoral contesté. Les juges du fond estiment que la décision de refus de titre de séjour a porté au droit au respect de la vie privée et familiale de l’intéressée une atteinte disproportionnée aux buts en vue desquels elle a été prise. Pour parvenir à cette solution, la cour se livre à une appréciation souveraine des faits, considérant que « compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce », la décision méconnaît les stipulations de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La cour administrative d’appel consacre ainsi une solution protectrice des droits fondamentaux en s’appuyant sur une appréciation concrète des faits (I), réaffirmant par là même les limites du pouvoir discrétionnaire de l’administration en matière de police des étrangers (II).
I. La consécration d’une appréciation concrète de la vie privée et familiale
La décision commentée illustre parfaitement la méthode du contrôle de proportionnalité exercé par le juge administratif en matière de droit des étrangers. La cour rappelle d’abord la règle de droit applicable et les principes guidant son examen (A), avant de les appliquer de manière circonstanciée à la situation de l’espèce (B).
A. Le rappel du contrôle de proportionnalité exercé au titre de l’article 8 de la Convention européenne
La cour administrative d’appel fonde sa décision sur l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle rappelle que le juge doit opérer une balance entre, d’une part, l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée et familiale que constitue un refus de titre de séjour et, d’autre part, les objectifs légitimes poursuivis par l’État, tels que la défense de l’ordre public et le contrôle des flux migratoires. La juridiction précise les modalités de ce contrôle, en expliquant qu’il « appartient à l’autorité administrative qui envisage de rejeter la demande de titre de séjour d’un ressortissant étranger d’apprécier si, eu égard notamment à la durée et aux conditions de son séjour en France, ainsi qu’à la nature et à l’ancienneté de ses liens familiaux sur le territoire français, l’atteinte que cette mesure porterait à sa vie familiale serait disproportionnée au regard des buts en vue desquels cette décision serait prise ». Ce faisant, la cour réaffirme une jurisprudence constante qui impose à l’administration, sous le contrôle du juge, un examen individualisé de chaque situation, refusant toute approche purement abstraite ou automatique.
B. L’application minutieuse des critères d’appréciation au cas d’espèce
C’est dans l’application de ces principes que l’arrêt révèle tout son intérêt. La cour procède à un examen détaillé et concret de la situation personnelle et familiale de la requérante. Elle retient plusieurs éléments factuels déterminants : l’entrée régulière sur le territoire, l’ancienneté de la vie commune avec son époux depuis près de six ans, la régularité ininterrompue du séjour de ce dernier, son intégration professionnelle et la naissance de deux enfants sur le territoire national, un troisième étant à naître au moment de la décision préfectorale. La cour prend également soin de noter que, bien que la demande d’asile de l’intéressée ait été rejetée, une précédente mesure d’éloignement avait été abrogée et aucune autre n’avait été prise durant près de cinq ans. C’est la conjonction de l’ensemble de ces éléments qui conduit les juges à conclure que « la décision de refus de titre de séjour qu’elle conteste a porté à son droit au respect de sa vie privée et familiale une atteinte disproportionnée aux buts en vue desquels elle a été prise ». L’analyse factuelle l’emporte donc sur la seule considération de l’irrégularité du séjour de l’intéressée.
Cette analyse rigoureuse des faits n’est pas seulement une méthode, elle est aussi l’expression de la fonction du juge administratif comme garant des libertés face à l’exercice du pouvoir administratif.
II. La réaffirmation des limites au pouvoir discrétionnaire de l’administration
En annulant la décision du préfet, la cour administrative d’appel ne se substitue pas à l’administration mais sanctionne une erreur dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation. Elle rappelle que ce pouvoir, bien que large en matière de police des étrangers, n’est pas absolu. La décision met ainsi en lumière la censure d’une erreur d’appréciation comme outil de protection des droits (A), tout en constituant une solution dont la portée doit être correctement mesurée (B).
A. La censure de l’erreur d’appréciation comme garantie des droits fondamentaux
Le préfet dispose d’un pouvoir discrétionnaire pour décider de la régularisation d’un étranger en situation irrégulière, notamment sur le fondement de l’article L. 435-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Cependant, ce pouvoir s’exerce sous le contrôle du juge, qui vérifie que l’administration n’a pas commis d’erreur manifeste d’appréciation. En l’espèce, la cour estime que le préfet, en ne donnant pas un poids suffisant à la stabilité et à l’ancienneté des liens familiaux de la requérante en France, a inexactement apprécié les conséquences de sa décision sur sa situation personnelle. La censure pour violation de l’article 8 de la Convention européenne s’apparente ici à la sanction d’une erreur d’appréciation particulièrement caractérisée. La décision illustre le fait que le respect des droits fondamentaux constitue une limite substantielle au pouvoir discrétionnaire de l’administration, laquelle est tenue de procéder à une mise en balance effective et proportionnée des intérêts en présence.
B. Une solution d’espèce à la portée jurisprudentielle mesurée
L’arrêt, bien que protecteur, doit être qualifié de décision d’espèce. Il ne constitue pas un revirement de jurisprudence ni ne pose un principe nouveau. La solution est entièrement dépendante de la configuration très particulière des faits : une longue période de vie commune, un conjoint parfaitement intégré et en situation régulière, et la présence d’enfants nés en France. La formule employée par la cour, « compte tenu de l’ensemble des circonstances de l’espèce », signale elle-même le caractère casuistique de la solution. La portée de cet arrêt est donc avant tout pédagogique. Il constitue un rappel à l’ordre pour l’administration, l’incitant à une plus grande prudence et à une analyse plus approfondie des situations individuelles avant d’édicter des mesures d’éloignement aux conséquences humaines significatives. L’influence de cette décision réside moins dans sa capacité à modifier l’état du droit que dans sa force à rappeler à l’administration l’étendue de ses obligations dans l’examen des demandes de titre de séjour fondées sur la vie privée et familiale.