Cour d’appel administrative de Douai, le 6 mars 2025, n°24DA01244

Par un arrêt en date du 6 mars 2025, une cour administrative d’appel a procédé à l’annulation d’une décision préfectorale obligeant un ressortissant étranger à quitter le territoire français. Cette décision soulève la question délicate de la conciliation entre les impératifs de l’ordre public et le respect du droit à la vie privée et familiale, garanti par les conventions internationales.

Un ressortissant de nationalité marocaine, entré en France durant son enfance au titre du regroupement familial, a vu sa situation administrative se dégrader à la suite d’une incarcération. En effet, présent sur le territoire depuis 2002, il y a été scolarisé et a détenu plusieurs titres de séjour successifs. Père de trois enfants français nés d’une union avec une ressortissante française, il a fait l’objet d’une mesure d’éloignement assortie d’une interdiction de retour de cinq ans, prise par le préfet de l’Aisne le 16 février 2024, en raison d’une condamnation pénale pour des délits routiers. L’intéressé a saisi le tribunal administratif d’Amiens d’une demande d’annulation de cet arrêté, mais sa requête a été rejetée par un jugement du 6 juin 2024. Il a alors interjeté appel de ce jugement, soutenant notamment que l’arrêté préfectoral portait une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale. La question de droit qui se posait à la cour était donc de déterminer si une mesure d’éloignement prise à l’encontre d’un étranger solidement intégré et père d’enfants français pouvait être justifiée par une condamnation pénale, sans méconnaître les exigences de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La cour administrative d’appel a répondu par la négative, considérant que, malgré la condamnation, les liens de l’intéressé en France présentaient une intensité telle que la décision d’éloignement constituait une ingérence disproportionnée dans sa vie privée et familiale.

La solution retenue par la cour administrative d’appel repose sur une application rigoureuse du contrôle de proportionnalité, privilégiant l’intensité des liens personnels et familiaux de l’étranger sur le territoire national face à une menace jugée limitée à l’ordre public (I). Cette décision, bien que s’inscrivant dans une approche jurisprudentielle classique en matière de droit des étrangers, illustre la portée déterminante de l’appréciation concrète des situations individuelles par le juge administratif (II).

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I. La prévalence du droit à la vie privée et familiale face à une menace limitée à l’ordre public

La cour fonde sa décision sur une analyse méticuleuse des éléments de la vie privée et familiale de l’intéressé, qu’elle fait prévaloir sur les antécédents pénaux en raison de leur faible gravité. Cette démarche met en lumière une appréciation concrète des liens personnels (A) et une mise en balance mesurée avec les exigences de l’ordre public (B).

A. L’appréciation concrète et détaillée des liens familiaux

Le juge administratif a accordé une attention particulière à la densité des attaches de l’individu en France. Il ne s’est pas limité à un constat formel, mais a procédé à un examen approfondi de la situation personnelle, sociale et familiale du requérant, forgée sur une longue période. L’arrêt relève ainsi sa scolarisation en France, la présence régulière de sa mère et de ses sœurs, dont l’une est française, et surtout sa relation de concubinage avec une citoyenne française avec laquelle il a eu trois enfants. La cour souligne que de nombreux témoignages et photographies attestent de son implication effective dans l’éducation de ses enfants. C’est sur la base de cet ensemble d’éléments concordants que le juge conclut que « la réalité, la stabilité et l’intensité des liens familiaux et amicaux […] est ainsi établie ». Cette méthode du faisceau d’indices permet de ne négliger aucun aspect de l’intégration de la personne et de donner sa pleine effectivité au droit protégé par l’article 8 de la Convention européenne.

B. La mise en balance avec une perturbation circonscrite de l’ordre public

Face à la solidité des liens privés et familiaux, la cour a ensuite évalué la gravité de la menace que le comportement de l’individu faisait peser sur l’ordre public. L’arrêté préfectoral était motivé par une incarcération consécutive à une conduite sans permis valide et un refus de se soumettre à un dépistage de stupéfiants. Tout en reconnaissant que ces faits devaient être pris en considération, le juge a estimé qu’ils n’étaient pas d’une gravité suffisante pour justifier une mesure aussi radicale que l’éloignement. L’arrêt énonce clairement que la condamnation pénale « n’est pas suffisante pour considérer que l’intérêt tenant à la défense de l’ordre l’emporte sur son droit au respect de sa vie privée et familiale ». Cette appréciation restrictive de la notion de menace à l’ordre public démontre que seules les infractions d’une particulière gravité, révélant une dangerosité avérée pour la société, peuvent légitimer une rupture de liens familiaux aussi forts, notamment en présence d’enfants français.

II. La portée d’une solution classique dans le contentieux de l’éloignement

En annulant la décision préfectorale, la cour ne crée pas un nouveau principe mais confirme une jurisprudence bien établie, réaffirmant la protection particulière accordée aux parents d’enfants français. Il s’agit donc d’une solution qui s’inscrit dans une jurisprudence constante (A) mais dont la portée doit être nuancée, car elle demeure une décision d’espèce (B).

A. L’inscription de l’arrêt dans une jurisprudence établie

La décision commentée s’aligne parfaitement sur la jurisprudence du Conseil d’État et de la Cour européenne des droits de l’homme, qui exigent un contrôle de proportionnalité approfondi en cas d’éloignement d’un étranger ayant des liens familiaux en France. La présence d’enfants français constitue un élément central de l’appréciation du juge, car l’éloignement de leur parent porte atteinte non seulement au droit de ce dernier, mais également à l’intérêt supérieur des enfants à entretenir des relations avec leurs deux parents. L’annulation de l’obligation de quitter le territoire français n’est donc pas surprenante dans ce contexte. Elle rappelle aux autorités préfectorales l’obligation de motiver leurs décisions par une analyse individualisée et de ne recourir à l’éloignement qu’en présence d’une menace réelle et suffisamment grave pour l’ordre public, ce qui n’était pas le cas en l’espèce.

B. Une décision d’espèce aux conséquences prévisibles

Si la solution est juridiquement fondée, sa portée doit être considérée comme limitée aux faits de la cause. Il s’agit d’une décision d’espèce dont l’issue dépend étroitement de la combinaison de plusieurs facteurs : l’ancienneté du séjour, l’intensité des liens familiaux et, de manière déterminante, la nature relativement mineure des infractions commises. Une condamnation pour des faits de violence, de trafic de stupéfiants ou d’atteinte à la sécurité nationale aurait sans doute conduit le juge à une conclusion différente. Cet arrêt ne consacre donc aucune immunité pour les parents étrangers d’enfants français. Il illustre plutôt la fonction régulatrice du juge administratif qui, par son contrôle concret, censure les décisions administratives qui appliquent de manière excessive les dispositions du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, sans tenir compte de la singularité de chaque situation humaine. L’injonction de réexamen adressée au préfet est la conséquence logique de cette annulation et contraint l’administration à reconsidérer le droit au séjour de l’intéressé à la lumière de ces éléments.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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