Par un arrêt en date du 9 janvier 2025, une cour administrative d’appel se prononce sur les conditions de mise en œuvre du règlement (UE) n° 604/2013, dit Dublin III, et plus particulièrement sur la charge de la preuve en matière de défaillances systémiques d’un État membre. En l’espèce, deux ressortissants étrangers avaient déposé des demandes d’asile en France, qui firent l’objet de décisions préfectorales ordonnant leur transfert vers un autre État de l’Union européenne, désigné comme responsable de l’examen de leurs requêtes. Les intéressés saisirent alors le tribunal administratif afin d’obtenir l’annulation de ces décisions. Par un jugement du 14 juin 2024, le magistrat désigné fit droit à leur demande, en annulant les arrêtés de transfert après avoir soulevé d’office l’existence de défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil de l’État responsable. Le préfet interjeta appel de ce jugement, contestant l’analyse du premier juge et le bien-fondé des moyens originellement soulevés par les demandeurs. Il appartenait donc à la cour de déterminer si un juge administratif peut, de sa propre initiative et en l’absence d’éléments probants fournis par le demandeur, écarter l’application du mécanisme de transfert prévu par le règlement Dublin III en se fondant sur l’existence de telles défaillances. La cour administrative d’appel répond par la négative, annulant le jugement de première instance et rejetant les demandes des requérants. Elle juge que la présomption de respect des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne impose au demandeur d’asile d’apporter la preuve circonstanciée de défaillances systémiques, le juge ne pouvant suppléer cette carence probatoire. La solution retenue confirme une application rigoureuse des critères dérogatoires au principe de transfert (I), consacrant ainsi la primauté du principe de confiance mutuelle entre les États membres (II).
I. Une appréciation stricte des conditions dérogatoires au transfert
La cour administrative d’appel censure la méthode du premier juge en rappelant la nécessité d’une démonstration probante des défaillances systémiques. Elle rejette ainsi l’initiative du juge du fond d’identifier de lui-même de telles défaillances (A), tout en réaffirmant que la charge de la preuve pèse exclusivement sur le demandeur d’asile (B).
A. Le contrôle de l’initiative du juge dans la caractérisation des défaillances
La cour, sans se prononcer formellement sur l’irrégularité de la procédure, désapprouve l’interventionnisme du premier juge qui avait fondé sa décision sur un moyen qui n’était pas invoqué par les parties. Le jugement de première instance avait en effet annulé les arrêtés de transfert en se fondant sur « le moyen tiré de la méconnaissance de cet article compte tenu de l’existence de défaillances systémiques dans le système d’asile croate », et ce, « au demeurant d’office et sans en informer au préalable les parties ». Cette approche est écartée par la juridiction d’appel qui, par l’effet dévolutif, examine le fond du dossier et substitue sa propre analyse à celle du tribunal.
En procédant ainsi, la cour rappelle implicitement que le rôle du juge administratif, même dans un contentieux soumis à des règles spécifiques comme le droit d’asile, ne saurait le conduire à se substituer aux parties pour établir les faits au soutien d’un moyen aussi déterminant. La caractérisation de défaillances systémiques constitue une exception grave au fonctionnement normal du système d’asile européen. Son examen suppose donc un débat contradictoire fondé sur des éléments concrets, ce qui exclut en principe que le juge puisse la déduire d’office, sans la soumettre à la discussion des parties.
B. L’exigence d’une preuve circonstanciée à la charge du demandeur
La décision d’appel se fonde principalement sur l’absence de preuves suffisantes apportées par les demandeurs d’asile. La cour souligne que « les intimés, qui se sont bornés à faire état de leur risque d’isolement en Croatie, ne faisaient valoir aucun élément général ou circonstancié de nature à établir qu’il existerait des défaillances systémiques ». Cette carence probatoire est mise en balance avec les arguments du préfet, qui démontre l’absence de procédure d’infraction en cours contre l’État concerné et conteste la fiabilité des sources produites.
La cour se montre particulièrement exigeante quant à la qualité des preuves, écartant un rapport d’une organisation non gouvernementale au motif qu’il constitue une « source isolée et ne peut être considérée comme fiable ». Le juge administratif se refuse ainsi à fonder une décision aux conséquences importantes sur des documents dont la portée et l’objectivité ne sont pas solidement établies. Cette rigueur probatoire vide de sa substance le moyen tiré de la méconnaissance du 2 de l’article 3 du règlement Dublin III, et ancre fermement la charge de la preuve sur les épaules du requérant qui allègue un risque en cas de transfert.
II. La consolidation du principe de confiance mutuelle
En écartant les allégations non étayées des requérants, la cour réaffirme avec force le principe de confiance mutuelle qui sous-tend le régime d’asile européen commun. Ce principe se traduit par une présomption de sécurité dans l’État membre de renvoi (A), ce qui rend par conséquent inopérants les autres moyens soulevés par les requérants faute d’éléments de preuve suffisants (B).
A. La présomption de respect des droits fondamentaux par l’État membre responsable
L’arrêt rappelle une règle fondamentale du droit d’asile européen en vertu de laquelle les États membres sont considérés comme des pays sûrs. La cour énonce ainsi qu’« eu égard au niveau de protection des libertés et des droits fondamentaux dans les Etats membres de l’Union européenne, (…) les craintes dont le demandeur fait état quant au défaut de protection dans cet Etat membre doivent en principe être présumées non fondées, sauf à ce que l’intéressé apporte, par tout moyen, la preuve contraire ».
Cette présomption n’est pas irréfragable, mais son renversement suppose la démonstration d’un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. La simple éventualité d’un rejet de la demande d’asile et d’un éloignement subséquent ne suffit pas à caractériser une violation des obligations de l’État membre. La décision commentée illustre parfaitement que, pour le juge administratif, le système Dublin III repose sur une confiance de principe dans le respect par chaque État de ses engagements internationaux, une confiance qui ne cède que devant la preuve manifeste et grave du contraire.
B. L’inefficacité des arguments personnalisés en l’absence de preuves
L’application de cette présomption de sécurité a pour effet de neutraliser l’ensemble des autres moyens invoqués par les demandeurs. Qu’il s’agisse de l’atteinte à la vie privée et familiale, du risque de traitements inhumains et dégradants ou de l’erreur manifeste d’appréciation, la cour oppose systématiquement la même logique : l’absence de justification probante. Les requérants n’apportent « aucune précision » sur la situation de leurs enfants, « aucune justification probante » de leurs attaches en France et « aucun fait personnalisé, daté et localisé » de nature à établir leurs craintes.
Cette analyse démontre la portée de la décision. Une fois la présomption de sécurité posée, la situation personnelle du demandeur, qu’il s’agisse de sa situation familiale, de son état de santé ou de son isolement, devient secondaire si elle n’est pas corroborée par la preuve d’un risque avéré et personnel dans l’État de renvoi. L’arrêt confirme ainsi que le principe de confiance mutuelle agit comme un filtre puissant, qui place l’examen des situations individuelles au second plan, au profit de l’efficacité et de la cohérence du système européen de détermination de l’État responsable d’une demande d’asile.