Cour d’appel administrative de Douai, le 9 juillet 2025, n°24DA00996

Par un arrêt en date du 9 juillet 2025, la cour administrative d’appel se prononce sur la légalité d’une décision préfectorale refusant la délivrance d’un titre de séjour à une ressortissante étrangère. En l’espèce, une citoyenne tunisienne, entrée sur le territoire national en 2016, avait sollicité en 2022 l’octroi d’un titre de séjour sur le fondement de sa vie privée et familiale. Au moment de la décision administrative contestée, elle était mariée depuis plusieurs années à un compatriote et mère de deux enfants nés en France, un troisième étant né postérieurement. Le préfet a rejeté sa demande, assortissant sa décision d’une obligation de quitter le territoire français et de la fixation du pays de renvoi. La requérante a alors saisi le tribunal administratif de Lille, qui a rejeté son recours par un jugement du 6 mai 2024. C’est dans ces conditions que la requérante a interjeté appel de ce jugement, soutenant notamment que le refus de séjour portait une atteinte disproportionnée à son droit au respect de sa vie privée et familiale. Il s’agissait donc pour la juridiction d’appel de déterminer si le refus d’accorder un titre de séjour à une personne justifiant de liens familiaux stables et anciens sur le territoire national constituait une ingérence excessive dans son droit au respect de la vie familiale, protégé par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. La cour répond par l’affirmative, considérant que la décision attaquée méconnaît les stipulations de cet article. Elle annule par conséquent le jugement de première instance ainsi que l’arrêté préfectoral dans toutes ses dispositions.

La solution retenue par les juges d’appel illustre l’application rigoureuse du contrôle de proportionnalité en matière de droit des étrangers, une méthode qui impose à l’administration et au juge une analyse concrète et circonstanciée de chaque situation individuelle. Il convient ainsi d’étudier la manière dont la cour réaffirme la primauté de la vie familiale effective sur les considérations d’ordre public (I), avant d’analyser la portée de ce contrôle juridictionnel approfondi sur les décisions administratives (II).

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**I. La consécration d’une vie familiale effective face au pouvoir discrétionnaire de l’administration**

En annulant la décision du préfet, la cour administrative d’appel ne fait pas seulement application des stipulations de la Convention européenne des droits de l’homme, elle en précise également les contours en effectuant une balance des intérêts en présence. Cette démarche met en lumière la prééminence accordée à la réalité des liens familiaux sur le territoire.

**A. L’exercice d’un contrôle de proportionnalité classique**

La juridiction d’appel fonde sa décision sur une application orthodoxe de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. Le raisonnement des juges consiste à mettre en balance, d’une part, l’objectif légitime de maîtrise des flux migratoires poursuivi par l’État et, d’autre part, le droit de la requérante à ne pas être séparée de sa famille. L’arrêt rappelle que toute ingérence dans ce droit doit être « prévue par la loi » et constituer une mesure « nécessaire dans une société démocratique » à la poursuite de l’un des buts énumérés par la convention. C’est au prisme de cette exigence de proportionnalité que la cour examine la situation.

L’analyse des juges est concrète et s’appuie sur un faisceau d’indices pour évaluer l’intensité de l’atteinte portée à la vie familiale de l’intéressée. La cour ne se contente pas de vérifier l’existence de liens familiaux, mais en apprécie la solidité et l’ancienneté. Elle conclut que, dans les circonstances de l’espèce, « la décision de refus de séjour en litige a porté à son droit au respect de sa vie familiale une atteinte disproportionnée au regard des buts en vue desquels elle a été prise ». Cette formule, classique dans le contentieux du droit des étrangers, témoigne d’une pesée des intérêts où la situation personnelle de la requérante a finalement prévalu sur les motifs ayant conduit l’administration à refuser le séjour.

**B. La force probante des éléments de stabilité familiale**

Plusieurs éléments factuels ont été déterminants dans l’appréciation des juges. L’arrêt relève d’abord que la requérante était « mariée depuis six ans à un compatriote titulaire d’une carte de séjour temporaire ». La durée du mariage et, surtout, la régularité de la situation de son conjoint constituent un facteur de stabilité essentiel. La cour prend d’ailleurs soin de noter que le conjoint s’est vu délivrer « en dernier lieu une carte de séjour pluriannuelle valable jusqu’au 11 août 2025 », un fait justifié pour la première fois en appel et qui atteste de l’ancrage durable du couple en France.

Ensuite, la présence des enfants joue un rôle central dans le raisonnement. La cour souligne que « le couple a eu deux enfants, nés les 20 décembre 2018 et 21 avril 2021, ainsi qu’un troisième enfant né le 18 janvier 2024 postérieurement à la date de la décision ». La naissance des enfants sur le territoire national et leur jeune âge rendent la perspective d’une séparation familiale ou d’une expatriation particulièrement préjudiciable à leur intérêt supérieur. En prenant en compte la naissance du troisième enfant, même si elle est postérieure à la décision attaquée, la cour administrative d’appel ancre son analyse dans la réalité présente de la situation familiale au jour où elle statue, ce qui renforce le caractère disproportionné de la mesure d’éloignement.

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**II. La portée du contrôle juridictionnel sur l’appréciation de l’administration**

Au-delà de la solution d’espèce, cet arrêt est significatif de l’étendue du contrôle que le juge administratif exerce sur les décisions de refus de séjour. Il rappelle à l’administration les limites de son pouvoir d’appréciation et confirme la nature du contrôle opéré en la matière.

**A. Un contrôle entier sur l’appréciation des faits**

L’arrêt illustre parfaitement la mise en œuvre d’un « contrôle normal » par le juge administratif sur l’application de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le juge ne se limite pas à vérifier l’absence d’erreur manifeste d’appréciation de la part du préfet ; il substitue sa propre appréciation des faits à celle de l’administration pour déterminer si l’atteinte au droit à la vie familiale était ou non proportionnée. Ce faisant, il procède à une analyse approfondie de l’ensemble des composantes de la situation personnelle et familiale de la requérante.

La décision est d’autant plus notable qu’elle prend en considération un élément produit « pour la première fois en appel », à savoir la justification de la carte de séjour pluriannuelle du conjoint. Cette approche pragmatique montre que le juge de l’excès de pouvoir, lorsqu’il statue sur des droits fondamentaux, ne se fige pas à la date de la décision administrative mais peut tenir compte d’évolutions factuelles postérieures qui éclairent la situation de l’administré. Cette méthode garantit une protection plus effective des droits, en phase avec la réalité vécue par les justiciables au moment du jugement.

**B. Une solution d’espèce rappelant des principes établis**

La décision commentée ne constitue pas un revirement de jurisprudence, mais s’inscrit dans le courant jurisprudentiel constant du Conseil d’État et de la Cour européenne des droits de l’homme. Il s’agit d’une décision d’espèce, dont la solution est intimement liée aux circonstances particulières de l’affaire. Sa portée n’est donc pas tant de créer une nouvelle règle de droit que de rappeler fermement à l’administration la rigueur avec laquelle le contrôle de proportionnalité doit être appliqué.

L’arrêt souligne implicitement que la simple existence d’une autre voie procédurale, en l’occurrence la procédure de regroupement familial que l’administration aurait pu opposer, ne suffit pas à justifier une décision qui, concrètement, aboutit à briser une vie familiale stable et intégrée. La mention « alors même que Mme A… entre dans une des catégories ouvrant droit au regroupement familial » indique que la cour a conscience de cet argument, mais choisit de ne pas lui accorder un poids décisif face à l’atteinte disproportionnée constatée. L’annulation de l’arrêté préfectoral et l’injonction de réexamen qui l’accompagne agissent dès lors comme une sanction de l’appréciation administrative jugée erronée et comme une garantie que la situation de l’intéressée sera réévaluée à la lumière des principes rappelés par le juge.

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