Par un arrêt en date du 13 août 2025, la cour administrative d’appel a été amenée à se prononcer sur la qualification d’un acte anormal de gestion dans le cadre d’une cession de titres sociaux réalisée à un prix significativement inférieur à leur valeur vénale au jour de la transaction. En l’espèce, une société avait cédé en 2015 des parts de l’une de ses filiales à une autre entité. L’administration fiscale, constatant un écart substantiel entre le prix de cession et la valeur vénale des titres à cette date, a considéré que cette opération constituait une libéralité consentie sans contrepartie suffisante et a, par conséquent, procédé à un rehaussement d’impôt sur les sociétés au titre d’un acte anormal de gestion. Saisi par la société venderesse, le tribunal administratif de Lyon a prononcé la décharge de ces impositions supplémentaires. L’administration fiscale a alors interjeté appel de ce jugement, soutenant que la cession à un prix minoré caractérisait bien une gestion contraire à l’intérêt social de l’entreprise. La question de droit qui se posait à la cour était de déterminer à quelle date il convient de se placer pour apprécier le caractère normal de l’opération : celle de la cession effective des titres ou celle de l’engagement initial de vente, lorsque celui-ci a été souscrit plusieurs années auparavant et fixait déjà les conditions de la future transaction. La cour administrative d’appel a rejeté la requête du ministre, confirmant le jugement de première instance. Elle a jugé que l’appréciation de l’intérêt de l’entreprise et de l’existence de contreparties justifiant un prix de cession avantageux devait se faire à la date à laquelle l’engagement de vendre a été contracté, et non au moment de la levée d’option. En l’occurrence, elle a estimé qu’au jour de la promesse de vente, la société cédante avait un intérêt commercial légitime à consentir cet avantage pour fidéliser et motiver le dirigeant de sa filiale, et que la plus-value future des titres n’était alors pas raisonnablement prévisible.
Il convient d’analyser la confirmation par le juge du moment d’appréciation du caractère normal de la gestion (I), avant d’étudier la validation de la contrepartie tenant à l’implication d’un dirigeant dans le redressement d’une filiale (II).
I. La cristallisation de l’appréciation du caractère normal de l’acte à la date de l’engagement
La décision de la cour réaffirme avec clarté le principe selon lequel l’analyse d’un acte de gestion doit se faire à la date où la décision engageant l’entreprise a été prise (A), ce qui exclut une évaluation rétrospective fondée sur des éléments postérieurs et imprévisibles (B).
A. Le principe de l’appréciation à la date de la souscription de l’engagement
La cour rappelle la définition de l’acte anormal de gestion, qui est l’acte par lequel une entreprise s’appauvrit à des fins étrangères à son intérêt. Dans le cas d’une cession d’actif, la preuve d’un tel acte est généralement apportée par l’administration lorsqu’elle démontre une vente à un prix significativement inférieur à la valeur vénale. Cependant, la décision précise la temporalité de l’analyse lorsque la vente découle d’un engagement antérieur. Le juge énonce que « le caractère normal ou anormal de l’opération doit alors être apprécié au regard de l’intérêt de l’entreprise à contracter cet engagement à la date à laquelle celui-ci a été souscrit ». Cette solution consacre une approche pragmatique qui ancre l’analyse dans la logique décisionnelle de l’entreprise. En effet, la décision de gestion n’est pas la cession elle-même, mais la promesse qui la précède et en fixe les termes de manière irrévocable.
Cette approche est essentielle pour garantir la sécurité juridique des opérations économiques. Exiger d’une entreprise qu’elle anticipe avec certitude les évolutions du marché sur plusieurs années reviendrait à la soumettre à une obligation de prévoyance excessive et à permettre à l’administration de juger de l’opportunité de ses choix avec la sagesse que confère la connaissance du passé. La cour se refuse à une telle analyse rétrospective et se concentre sur les informations et les attentes raisonnables dont disposaient les parties au moment où elles se sont liées. Le raisonnement de la juridiction s’attache ainsi à la rationalité économique de l’engagement au jour de sa conclusion, et non aux conséquences financières éventuelles observées à son dénouement.
B. Le rejet d’une appréciation fondée sur une plus-value future et incertaine
En application de ce principe, la cour écarte l’argumentation de l’administration fiscale qui se fondait sur la valeur vénale des titres en 2015, date de la cession effective. Elle examine les circonstances prévalant en 2011, lors de la signature de la promesse de vente. Elle constate que la situation financière de la filiale « demeurait fragile et ne permettait pas de prévoir avec une probabilité raisonnable, à l’horizon de l’année 2014, une augmentation de la valeur de ses titres dans les proportions qui ont été finalement constatées ». Ce faisant, le juge refuse de tenir pour acquis un enrichissement qui n’était qu’hypothétique au moment de la décision stratégique. L’analyse souligne que l’administration, « en se bornant à l’affirmer », n’a pas démontré qu’il était prévisible que la situation s’améliorerait au point de justifier un prix supérieur.
La valeur de cette solution réside dans sa protection de la prise de risque inhérente à la gestion d’entreprise. En reconnaissant que le succès futur d’une filiale en difficulté n’était pas une certitude, la cour légitime une décision de gestion qui, bien qu’ayant conduit a posteriori à un manque à gagner, était rationnelle au vu des incertitudes de l’époque. La décision confirme que l’administration fiscale ne peut se substituer au chef d’entreprise pour évaluer l’opportunité d’une stratégie commerciale, surtout lorsque celle-ci implique des paris sur l’avenir. Le caractère normal de l’acte s’apprécie donc au regard des perspectives raisonnables au moment du choix, et non des résultats effectivement obtenus.
Une fois le cadre temporel de l’analyse solidement établi, la cour s’est attachée à vérifier l’existence concrète d’une contrepartie justifiant l’avantage de prix consenti au sein de ce cadre.
II. La légitimation de l’avantage de prix par l’intérêt à la pérennité de la filiale
La cour reconnaît que l’intérêt de l’entreprise à consentir un prix avantageux peut résider dans des contreparties immatérielles, telles que l’implication personnelle d’un dirigeant clé (A), et que les modalités d’exécution de la promesse, comme la substitution du bénéficiaire, sont sans incidence sur cette appréciation (B).
A. La reconnaissance de l’implication du dirigeant comme contrepartie suffisante
Le cœur de la justification de la société cédante reposait sur l’existence d’une contrepartie à l’avantage de prix. La cour valide cette argumentation en constatant que la promesse de vente avait été consentie en considération du rôle déterminant d’un dirigeant dans le redressement de la filiale. Elle relève que ce dernier, recruté pour son expérience, a mené une politique de réorganisation qui a permis à la société de renouer avec des résultats positifs après plusieurs années de difficultés. Dans ce contexte, la cour juge que « la société Socaldi justifiait d’un intérêt propre à inciter M. A… à poursuivre le redressement de la situation de sa filiale dont il était (…) le directeur commercial et à l’intéresser au résultat de ce redressement ». L’avantage consenti n’est donc pas une libéralité, mais un outil d’intéressement stratégique.
Cette solution illustre une conception large de la notion de contrepartie. Celle-ci ne doit pas nécessairement être financière ou immédiate, mais peut consister en un bénéfice attendu pour l’entreprise cédante, comme la pérennisation ou la valorisation de sa filiale grâce au maintien en fonction et à la motivation d’un homme clé. La décision valide ainsi les mécanismes d’intéressement au capital, même indirects, comme des actes de gestion normaux lorsqu’ils sont justifiés par un intérêt commercial et managérial précis. Le juge se livre à une appréciation concrète de l’apport du dirigeant et conclut que son implication constituait une contrepartie réelle et suffisante à la date de la promesse, justifiant le prix fixé.
B. L’indifférence de la substitution du bénéficiaire de la promesse
L’administration fiscale soulevait également la question de la substitution du bénéficiaire initial de la promesse. Le dirigeant personne physique avait en effet cédé le bénéfice de la promesse à une société qu’il contrôlait, laquelle a finalement acquis les titres. La cour écarte cet argument de manière péremptoire en jugeant que « la circonstance que M. A… ait choisi de se faire substituer par la société Oasis Invest, comme le prévoyait la promesse de vente, est sans incidence sur l’appréciation de l’existence et du niveau des contreparties ». Cette précision est importante car elle confirme que la validité de la contrepartie s’apprécie au regard de la personne dont l’implication était recherchée, indépendamment de la structure juridique qui a finalement porté l’acquisition.
La portée de ce motif est de neutraliser les arguments fondés sur le formalisme de l’opération, dès lors que sa substance économique et stratégique demeure inchangée. L’intérêt pour la société cédante était de motiver son dirigeant ; que celui-ci exerce son option personnellement ou par l’intermédiaire d’une société holding patrimoniale ne modifie en rien la nature ni la réalité de la contrepartie obtenue par la cédante, à savoir l’engagement dudit dirigeant. Cette solution renforce la primauté de l’intention économique des parties sur les montages juridiques utilisés pour la mettre en œuvre, à condition que ces derniers aient été prévus dès l’origine et ne dénaturent pas l’équilibre de l’opération. L’essentiel demeure que l’avantage consenti trouve sa cause dans un intérêt légitime de l’entreprise qui le consent.