Cour d’appel administrative de Lyon, le 16 avril 2025, n°23LY00664

Dans une décision rendue le 16 avril 2025, la cour administrative d’appel de Lyon a précisé les modalités d’évaluation du préjudice subi par un candidat irrégulièrement évincé d’une procédure de passation d’une délégation de service public. En l’espèce, une collectivité publique avait lancé une consultation pour l’exploitation de son centre aquatique. À l’issue de la procédure, l’offre d’une société fut retenue. Une autre société, candidate évincée, a saisi le tribunal administratif de Lyon d’une demande indemnitaire visant à réparer le préjudice né de son éviction qu’elle jugeait irrégulière. Elle soutenait que l’offre de l’attributaire aurait dû être écartée en raison du non-respect de la convention collective applicable, ce qui avait faussé l’analyse des offres. Le tribunal administratif a rejeté sa demande par un jugement du 19 janvier 2023. La société évincée a alors interjeté appel de ce jugement, réitérant ses prétentions en indemnisation de son manque à gagner ou, subsidiairement, en remboursement de ses frais de présentation de l’offre. Elle avançait qu’elle disposait d’une chance sérieuse de remporter le contrat et que son préjudice était justifié par le compte d’exploitation prévisionnel qu’elle avait fourni. Le juge d’appel devait donc se prononcer sur les conditions d’indemnisation d’un candidat évincé et, plus précisément, sur la méthode d’évaluation du caractère certain du préjudice dans un contexte économique post-contractuel défavorable. La cour administrative d’appel annule le jugement de première instance et condamne la collectivité publique à verser une somme à la société requérante. Pour ce faire, après avoir implicitement reconnu la chance sérieuse de la société d’obtenir le contrat, la cour procède à une évaluation concrète de son manque à gagner. Elle réduit substantiellement le montant demandé en se fondant sur les aléas économiques survenus durant l’exécution du contrat, tels que la crise sanitaire et la hausse des coûts de l’énergie, ainsi que sur les résultats déficitaires de l’exploitant effectif, tout en tenant compte de la spécificité du modèle économique du candidat évincé.

La solution retenue par la cour administrative d’appel illustre une démarche à double détente. Elle confirme d’abord le droit à réparation du candidat disposant d’une chance sérieuse d’emporter le contrat (I), avant de procéder à une appréciation souveraine et particulièrement concrète du montant du préjudice indemnisable (II).

I. La reconnaissance orthodoxe du droit à indemnisation du candidat évincé

Pour accueillir le principe de la demande indemnitaire, le juge d’appel s’appuie sur un raisonnement classique. Il commence par valider le bien-fondé du principe de l’indemnisation au regard des règles jurisprudentielles établies (A), pour ensuite confirmer, même implicitement, que le requérant justifiait d’une chance sérieuse de succès (B).

A. L’affirmation du bien-fondé du principe de l’indemnisation

L’arrêt rappelle avec une grande clarté la grille d’analyse fixée par la jurisprudence administrative en matière d’indemnisation du candidat irrégulièrement évincé. Il énonce que « lorsqu’un candidat à l’attribution d’un contrat public demande la réparation du préjudice né de son éviction irrégulière », le juge doit d’abord vérifier si l’entreprise était dépourvue de toute chance de remporter le contrat, auquel cas elle n’a droit à aucune indemnité. Si elle n’était pas dépourvue de toute chance, elle peut prétendre au remboursement de ses frais de présentation d’offre. Enfin, si elle « avait des chances sérieuses d’emporter le contrat », elle a droit à l’indemnisation de son manque à gagner.

En appliquant cette méthodologie, la cour administrative d’appel ne fait que reprendre les critères bien établis par le Conseil d’État. Le droit à l’indemnisation du manque à gagner est ainsi conditionné à la démonstration d’une faute de l’administration, d’un préjudice et d’un lien de causalité direct entre les deux. La faute est constituée par l’irrégularité de la procédure ayant conduit à l’éviction, et le lien de causalité s’apprécie au travers de la notion de « chance sérieuse ». En procédant directement à l’analyse du préjudice, la cour admet implicitement mais nécessairement que ces conditions sont remplies.

B. La confirmation de l’existence d’une chance sérieuse de remporter le contrat

Bien que l’arrêt ne détaille pas les raisons pour lesquelles la chance de la société requérante était jugée sérieuse, cette qualification constitue un préalable indispensable à l’octroi d’une indemnité pour manque à gagner. La collectivité publique contestait ce point en arguant que la société évincée n’avait pas été classée en seconde position. La cour écarte cette argumentation en considérant que le droit à indemnisation du manque à gagner est ouvert. Elle confirme ainsi que le classement formel n’est pas le seul critère pour évaluer une chance sérieuse, laquelle peut résulter du simple fait que l’offre du requérant était régulière et pertinente, tandis que celle de l’attributaire ne l’était pas.

Le juge ne s’est pas limité à un examen formel des classements, mais a procédé à une analyse plus substantielle. En reconnaissant que l’éviction irrégulière avait privé la société d’une réelle possibilité de succès, il a posé le fondement nécessaire à la seconde étape de son raisonnement : la délicate évaluation du préjudice financier qui en a découlé. Cette reconnaissance réaffirme que le respect scrupuleux des règles de la commande publique est une garantie essentielle pour les opérateurs économiques.

II. L’évaluation pragmatique et souveraine du préjudice indemnisable

La partie la plus novatrice de l’arrêt réside dans la méthode d’évaluation du préjudice. Le juge se livre à une analyse fine des circonstances économiques pour déterminer le caractère certain du manque à gagner (A), consacrant ainsi une méthode d’évaluation particulièrement concrète (B).

A. La prise en compte des aléas d’exploitation pour la détermination du caractère certain du préjudice

L’originalité de la décision tient à la manière dont le juge apprécie le caractère certain du préjudice. Alors que la société requérante fondait sa demande sur un compte prévisionnel d’exploitation chiffrant son bénéfice espéré à 517 500 euros, la cour confronte cette projection aux réalités économiques de la période d’exécution du contrat. Elle relève que « le prix du gaz, énergie utilisée en l’espèce pour le chauffage de l’équipement, a augmenté de 67 % en 2021 et 2022 puis de 11 % en 2023 ». De surcroît, elle prend en compte les « périodes de fermeture totale ou de restrictions d’accès, liées à l’épidémie de la Covid-19 ».

Ces éléments factuels, extérieurs aux parties et imprévisibles au moment de la soumission de l’offre, sont utilisés pour relativiser la fiabilité des prévisions du candidat. En s’appuyant également sur les résultats déficitaires de la société attributaire, la cour conclut que l’aléa économique pesant sur l’exploitation était trop important pour tenir le préjudice allégué pour certain dans son intégralité. Elle rappelle ainsi qu’il lui « incombe aussi d’apprécier dans quelle mesure ce préjudice présente un caractère certain, en tenant compte notamment, s’agissant des contrats dans lesquels le titulaire supporte les risques de l’exploitation, de l’aléa qui affecte les résultats de cette exploitation ».

B. La consécration d’une méthode d’évaluation concrète du manque à gagner

Face à ces incertitudes, la cour ne rejette pas pour autant toute indemnisation. Elle module sa décision en tenant compte d’un dernier argument de la société requérante : la différence de modèle économique. Celle-ci faisait valoir que sa stratégie, axée sur la « dynamisation de la clientèle », lui aurait permis d’obtenir des résultats différents de ceux de l’attributaire. La cour accueille partiellement cet argument, jugeant que la société « est fondée à soutenir qu’elle demeurait susceptible d’enregistrer un résultat différent de la société attributaire, hors conséquence des événements extérieurs ».

Plutôt que de s’en tenir à une simple soustraction mathématique, le juge se livre à une évaluation souveraine du manque à gagner résiduel. Il fixe forfaitairement l’indemnité à 40 000 euros, une somme qui reconnaît la réalité de la perte de chance tout en l’ajustant aux réalités économiques. Cette démarche pragmatique illustre la volonté du juge administratif de ne pas indemniser un gain purement hypothétique et de rendre une décision équilibrée, qui sanctionne la faute de l’administration sans ignorer les aléas inhérents à la vie des affaires. Elle signale aux justiciables que l’évaluation du préjudice économique s’ancre résolument dans une analyse factuelle et concrète des conditions réelles d’exploitation.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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