Par un arrêt du 18 septembre 2025, la cour administrative d’appel de Lyon s’est prononcée sur la légalité du refus d’abroger un arrêté préfectoral réglementant la fermeture hebdomadaire des points de vente de pain. En l’espèce, plusieurs sociétés commerciales et fédérations professionnelles avaient sollicité de l’autorité préfectorale l’abrogation d’un arrêté pris en 1997 sur le fondement d’un accord professionnel. Cet acte imposait un jour de fermeture hebdomadaire à l’ensemble des établissements vendant du pain dans le département concerné. Face au refus de l’administration, les requérantes ont saisi le tribunal administratif de Clermont-Ferrand, qui a rejeté leurs demandes par des jugements du 27 juin 2024. Les sociétés et fédérations ont alors interjeté appel, soutenant principalement que les circonstances de fait avaient évolué depuis 1997. Selon elles, la structure du marché de la vente de pain avait changé, si bien que l’accord à l’origine de la réglementation ne représentait plus la volonté de la majorité des professionnels.
Il appartenait ainsi à la cour administrative d’appel de déterminer si le préfet était tenu d’abroger un arrêté réglementant la fermeture hebdomadaire d’une profession, dès lors qu’il était établi que l’accord syndical le justifiant ne reflétait plus la volonté d’une majorité indiscutable des professionnels concernés du fait d’un changement des circonstances. La cour a répondu par l’affirmative, considérant que la condition de majorité n’était plus remplie à la date où elle statuait. Elle a estimé que « l’accord signé en 1996 ne correspondant plus à la volonté de la majorité indiscutable des établissements exerçant cette activité dans le département, le préfet du Puy-de-Dôme était tenu de l’abroger ». En conséquence, le juge d’appel a annulé les jugements de première instance ainsi que les décisions de refus du préfet, et a enjoint à ce dernier de procéder à l’abrogation de l’arrêté litigieux.
La solution retenue repose sur une analyse approfondie des conditions de légalité de l’arrêté au jour du jugement (I), laquelle emporte des conséquences significatives sur l’obligation pour l’administration d’adapter sa réglementation aux réalités économiques et sociales (II).
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I. Le contrôle renouvelé de la représentativité, condition de la réglementation dérogatoire
La cour administrative d’appel fonde sa décision sur une appréciation rigoureuse de la persistance de la volonté majoritaire des professionnels (A), en mobilisant ses pouvoirs d’instruction pour pallier l’insuffisance des informations fournies par l’administration (B).
A. L’exigence maintenue d’une majorité professionnelle indiscutable
La décision rappelle le cadre juridique issu de l’article L. 3132-29 du code du travail, qui permet à l’autorité préfectorale d’ordonner la fermeture hebdomadaire des établissements d’une profession sur la base d’un accord collectif. La jurisprudence subordonne de longue date la légalité d’un tel arrêté à la preuve que l’accord traduit « la volonté de la majorité indiscutable de tous ceux qui exercent cette profession à titre principal ou accessoire dans la zone géographique considérée ». Cette condition, initialement vérifiée lors de l’édiction de l’acte, n’est pas figée dans le temps. Le juge administratif accepte d’en contrôler le maintien lorsque l’abrogation de l’arrêté est demandée en raison d’un changement de circonstances.
En l’espèce, les requérantes soutenaient que la diversification des points de vente de pain, incluant désormais la grande distribution, les terminaux de cuisson et la restauration rapide, avait rendu caduc le consensus de 1996. Le périmètre de la profession s’étant élargi, les signataires originels de l’accord ne pouvaient plus être considérés comme majoritaires. La cour valide cette approche en acceptant d’apprécier la légalité du refus d’abroger au regard des faits prévalant à la date de sa propre décision. Elle consacre ainsi l’idée qu’une réglementation d’exception, portant atteinte à la liberté du commerce et de l’industrie, ne saurait survivre à la disparition de sa cause justificative, à savoir un consensus professionnel suffisamment large et avéré.
B. L’office du juge face à la carence probatoire de l’administration
L’un des apports essentiels de l’arrêt réside dans la méthode employée par le juge pour vérifier la persistance de la majorité requise. Face aux allégations sérieuses des requérantes, étayées par une enquête privée, le ministre n’a produit aucun élément contradictoire permettant d’établir le maintien du consensus. La cour rappelle alors le principe selon lequel le juge ne saurait exiger du seul requérant la preuve des faits qu’il avance. Il lui « revient (…) de mettre en œuvre ses pouvoirs généraux d’instruction et de prendre toutes mesures propres à lui procurer (…) les éléments de nature à lui permettre de former sa conviction ».
Faisant application de ce principe, la cour procède à une analyse critique et détaillée de l’enquête versée au dossier. Bien que reconnaissant ses limites méthodologiques, elle en extrait des données exploitables. Elle procède à ses propres calculs en retenant les chiffres les moins contestables et en envisageant plusieurs hypothèses, y compris les plus favorables au maintien de l’arrêté. La démonstration est méticuleuse : « seulement 126 (…) établissements sur au moins 685 (…) sont favorables au maintien de l’interdiction ». Même en ajoutant au calcul les pâtisseries non consultées, le ratio obtenu ne permet en aucun cas de constituer une majorité. Cette démarche active du juge, qui se substitue en quelque sorte à l’administration défaillante dans l’établissement des faits, s’avère déterminante pour constater l’illégalité et justifier l’annulation.
II. L’affirmation de l’obligation d’abroger au service de la liberté économique
La décision de la cour ne se limite pas à un contrôle technique ; elle réaffirme avec force l’obligation pour l’administration de mettre fin à une réglementation devenue illégale (A) et consacre la primauté du principe de liberté sur les régimes dérogatoires ayant perdu leur légitimité (B).
A. La sanction d’une illégalité résultant d’un changement de circonstances
L’arrêt fait une application orthodoxe de l’article L. 243-2 du code des relations entre le public et l’administration, qui impose à l’administration d’abroger un acte réglementaire illégal, que cette situation résulte de son édiction ou de circonstances de droit ou de fait postérieures. Ici, l’illégalité n’est pas originelle mais est apparue progressivement, avec l’évolution du marché. Le refus du préfet de prendre acte de cette transformation et d’en tirer les conséquences en abrogeant son arrêté constitue une illégalité que le juge se devait de sanctionner.
En annulant les refus et en prononçant une injonction d’abroger, la cour donne son plein effet utile à sa décision. Elle ne se contente pas de constater l’illégalité à un instant donné, mais ordonne à l’administration de restaurer l’ordre juridique en supprimant la norme devenue obsolète. Cette injonction, assortie d’un délai de trois mois, garantit que la liberté de commerce et d’industrie, entravée sans justification suffisante, sera rétablie. La décision illustre parfaitement le rôle du juge administratif non seulement comme censeur de l’action administrative passée, mais aussi comme acteur de sa mise en conformité avec le droit en vigueur.
B. La prévalence du droit commun de la concurrence sur une exception injustifiée
Au-delà de son aspect technique, l’arrêt revêt une portée économique et symbolique. Il marque la prévalence du principe de liberté du commerce et de l’industrie et du droit de la concurrence sur des réglementations corporatistes anciennes. Ces dernières, conçues à une époque où les structures professionnelles étaient plus homogènes, peuvent devenir des barrières à l’entrée et des freins à l’adaptation économique si elles sont maintenues artificiellement. En exigeant que la dérogation au droit commun du repos dominical ou hebdomadaire repose sur une volonté majoritaire actuelle et non présumée, le juge administratif assure que de telles restrictions demeurent l’exception.
La solution adoptée est un signal clair adressé à l’administration : elle ne peut se retrancher derrière l’ancienneté d’un accord pour maintenir une réglementation qui n’est plus en phase avec la réalité du secteur économique concerné. Elle a une obligation de vigilance et doit réévaluer périodiquement la pertinence de ses actes, surtout lorsqu’ils portent atteinte à une liberté fondamentale. L’arrêt contribue ainsi à moderniser les relations entre la puissance publique et les acteurs économiques, en favorisant une approche plus dynamique et moins figée de la régulation des activités commerciales.