Cour d’appel administrative de Lyon, le 19 décembre 2024, n°24LY01558

Par un arrêt rendu le 19 décembre 2024 sur renvoi après cassation, la cour administrative d’appel de Lyon s’est prononcée sur la légalité d’une décision par laquelle un directeur de centre pénitentiaire a ordonné la rétention systématique des correspondances d’un détenu adressées à sa belle-sœur. Les faits à l’origine du litige concernent une personne condamnée à une peine d’emprisonnement pour des faits de violences volontaires commis sur son beau-frère. Dans ce contexte familial conflictuel, l’administration pénitentiaire a décidé d’interdire toute communication épistolaire entre le détenu et le couple formé par sa belle-sœur et son beau-frère. Le détenu a contesté cette mesure uniquement en ce qu’elle visait sa belle-sœur, au motif qu’elle portait une atteinte injustifiée à son droit de correspondre.

Saisi en première instance, le tribunal administratif de Lyon avait annulé la décision de l’administration, estimant que les conditions légales pour retenir une correspondance n’étaient pas remplies. La cour administrative d’appel de Lyon avait initialement confirmé ce jugement, mais sa décision fut annulée par le Conseil d’État, qui lui a renvoyé l’affaire. Devant la cour de renvoi, le garde des sceaux, ministre de la justice, a sollicité la substitution du motif initialement invoqué par l’administration pénitentiaire par un nouveau motif, fondé sur la nécessité de prévenir une atteinte grave au bon ordre et à la sécurité. La question de droit qui se posait était donc de savoir si le juge administratif pouvait, par le biais d’une substitution de motifs, valider une mesure de police administrative restreignant le droit à la correspondance d’un détenu et si, au fond, une telle interdiction générale était une mesure proportionnée à l’objectif de maintien de l’ordre public.

En réponse, la cour administrative d’appel a d’abord admis la substitution de motifs, avant d’examiner les faits sous ce nouvel angle. Elle a estimé que le contexte de violences passées et le contenu menaçant de précédents courriers justifiaient de considérer la correspondance comme « susceptible de compromettre gravement le bon ordre et la sécurité ». La cour a ainsi jugé la mesure de rétention légale, annulant le jugement du tribunal administratif et rejetant définitivetement la demande du requérant. Cette décision illustre la manière dont le juge administratif contrôle les mesures de police en milieu carcéral, en articulant un mécanisme procédural, la substitution de motifs, pour asseoir la légalité d’une décision (I), ce qui le conduit à faire prévaloir les impératifs de sécurité sur l’exercice d’une liberté fondamentale (II).

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I. La consolidation de la mesure de police par la substitution de motifs

La cour administrative d’appel valide la décision de rétention du courrier en acceptant d’abord le changement de fondement juridique proposé par l’administration (A), ce qui lui permet ensuite de procéder à une nouvelle appréciation des faits justifiant la restriction (B).

A. L’admission d’un nouveau fondement juridique à la restriction

L’arrêt rappelle avec précision les conditions de mise en œuvre de la substitution de motifs, un outil jurisprudentiel permettant à l’administration de défendre une décision sur un fondement nouveau en cours d’instance. La cour cite elle-même la règle applicable : « L’administration peut, en première instance comme en appel, faire valoir devant le juge de l’excès de pouvoir que la décision dont l’annulation est demandée est légalement justifiée par un motif, de droit ou de fait, autre que celui initialement indiqué ». Cette technique procédurale est essentielle car le motif initial, fondé sur une simple « instruction du parquet », apparaissait fragile pour justifier une mesure de police relevant de la compétence propre du chef d’établissement en vertu de l’article 40 de la loi pénitentiaire.

En acceptant la demande du ministre, la cour vérifie que les deux conditions posées par la jurisprudence sont remplies. D’une part, le nouveau motif, tiré du risque d’atteinte à la sécurité, repose bien sur « la situation existant à la date de cette décision ». D’autre part, la cour constate que cette substitution « ne privant M. A… d’aucune garantie », elle est recevable. Cette analyse montre une application classique et rigoureuse de la jurisprudence, qui conçoit la substitution de motifs non comme un droit absolu de l’administration, mais comme une faculté soumise au contrôle du juge, garant du respect des droits de la défense. L’admission de ce nouveau motif s’avère déterminante, car elle déplace le débat du terrain formel et insuffisant de l’instruction du parquet vers le terrain substantiel de la protection de l’ordre public.

B. La réappréciation des faits au prisme du motif substitué

Une fois le nouveau cadre juridique posé, la cour administrative d’appel ne se contente pas de valider abstraitement la mesure ; elle procède à un examen concret et détaillé des faits. L’arrêt souligne qu’il « ressort des pièces du dossier » que le détenu avait été condamné pour des violences graves envers son beau-frère, dans un climat de forte animosité familiale. La cour relève également que la belle-sœur, bien que n’ayant pas porté plainte, s’était déclarée « harcelée par des courriers émanant de M. A… depuis 2014 » et que l’administration pénitentiaire disposait d’une lettre démontrant le « ressenti » du détenu envers le couple.

Cette analyse factuelle approfondie est capitale. Elle permet à la cour de lier directement le comportement passé du détenu et le contenu de ses écrits à un risque futur pour la sécurité des personnes. Le juge ne se limite pas à la qualification pénale des faits, mais prend en compte le contexte psychologique et relationnel pour évaluer la menace. En concluant, sur la base de ces éléments, que la correspondance était bien de nature à compromettre la sécurité, la cour ne fait pas que sauver la décision administrative : elle lui donne une base factuelle et juridique solide, que le motif initial ne fournissait pas. Cette démarche illustre le pouvoir souverain d’appréciation du juge du fond pour qualifier les faits au regard de la règle de droit applicable.

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II. La prévalence de l’ordre public sur la liberté de correspondance

La décision de la cour administrative d’appel consacre une conception extensive de la notion d’ordre et de sécurité (A), ce qui la conduit à valider une mesure d’interdiction générale et absolue au terme d’un contrôle de proportionnalité restreint (B).

A. La caractérisation d’une atteinte au bon ordre et à la sécurité

L’article 40 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 autorise l’administration à retenir le courrier d’un détenu s’il « paraît compromettre gravement leur réinsertion ou le maintien du bon ordre et la sécurité ». L’apport de l’arrêt réside dans l’interprétation large que la cour fait de cette seconde condition. Elle ne limite pas la notion de « bon ordre et sécurité » à la seule discipline intérieure de l’établissement pénitentiaire. Au contraire, elle l’étend à la protection de personnes se trouvant à l’extérieur contre le harcèlement et les menaces émanant d’un individu incarcéré.

En jugeant que « la correspondance de M. A… avec Mme D… pouvait être regardée comme susceptible de compromettre gravement le bon ordre et la sécurité », la cour établit un lien de continuité entre la paix publique hors des murs et la gestion de la détention. Elle reconnaît ainsi que l’incarcération, si elle neutralise la capacité d’agir physiquement, n’éteint pas la capacité de nuire psychologiquement. Cette lecture pragmatique de la loi pénitentiaire confère à l’administration des prérogatives pour prévenir des troubles qui, bien qu’extérieurs, trouvent leur source dans l’enceinte de la prison. Elle consacre une vision protectrice des victimes, en considérant que leur tranquillité fait partie intégrante de l’ordre public que l’administration pénitentiaire a pour mission de préserver.

B. L’appréciation de la proportionnalité de l’interdiction

Le requérant soutenait que la décision contestée était disproportionnée, car elle instaurait une « interdiction générale et absolue » de correspondre avec sa belle-sœur. Cet argument soulevait la question du contrôle de proportionnalité exercé par le juge sur les mesures de police administrative. En principe, une telle mesure doit être nécessaire, adaptée et proportionnée au but poursuivi. Une interdiction totale est souvent considérée comme une solution de dernier recours, le juge privilégiant des mesures moins attentatoires aux libertés.

Pourtant, la cour écarte cet argument de manière concise, en affirmant que « le maintien du bon ordre et de la sécurité (…) justifiait la retenue du courrier ». Cette conclusion, présentée au paragraphe 13 de l’arrêt, suggère que le juge a estimé que, face à la persistance du comportement menaçant du détenu et au climat de tension familiale, aucune mesure moins contraignante n’était envisageable. Le contrôle de proportionnalité semble ici s’effacer devant la gravité du risque identifié. En validant une interdiction générale, la cour fait implicitement le choix de la sécurité maximale pour la victime potentielle, au détriment d’une analyse plus fine des alternatives possibles, comme la lecture et le filtrage au cas par cas des courriers. Cette approche témoigne d’une certaine retenue du juge dans son contrôle, privilégiant la protection des tiers face à l’exercice, par un détenu, d’un droit qui n’est pas absolu.

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Hassan KOHEN
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