Par un arrêt en date du 20 mars 2025, la cour administrative d’appel de Lyon s’est prononcée sur la responsabilité de l’État du fait de l’usage de lanceurs de balles de défense par les forces de l’ordre. En l’espèce, lors d’une opération de maintien de l’ordre en marge d’un événement sportif, des altercations ont éclaté entre des agents de police et des personnes rassemblées sur le balcon d’un appartement. Suite à des jets de projectiles depuis ce balcon, les forces de l’ordre ont répliqué par deux tirs de lanceur de balle de défense, causant des dégâts matériels à l’intérieur du logement. Le locataire en titre, absent au moment des faits, et son fils, présent, ont alors cherché à engager la responsabilité de l’État pour obtenir réparation de leurs préjudices.
Saisis en première instance, le tribunal administratif de Lyon avait rejeté leur demande indemnitaire. Les requérants ont interjeté appel de ce jugement, soutenant à titre principal que la responsabilité sans faute de l’État devait être engagée en raison du risque exceptionnel créé par l’usage d’une arme dangereuse. Subsidiairement, ils invoquaient le régime de responsabilité du fait des attroupements et rassemblements prévu par le code de la sécurité intérieure. Le préfet, pour sa part, contestait la qualification d’arme dangereuse présentant un risque exceptionnel, arguait de la faute de la victime et du défaut de preuve des préjudices allégués.
Il revenait ainsi à la cour administrative d’appel de déterminer si l’usage d’un lanceur de balles de défense par la police est de nature à engager la responsabilité sans faute de l’État au titre d’un risque exceptionnel. En outre, la cour devait examiner si les conditions d’engagement de la responsabilité de l’État du fait des attroupements étaient réunies, et si le comportement des victimes ou l’absence de justification des préjudices pouvaient faire obstacle à une indemnisation.
À ces questions, la cour répond par la négative. Elle juge que le lanceur de balles de défense n’est pas une arme dont l’emploi serait, par principe, susceptible d’engager la responsabilité de l’État pour risques exceptionnels. Elle écarte ensuite l’application du régime de responsabilité du fait des attroupements, retenant d’une part une faute de la victime de nature à exonérer totalement l’État, et d’autre part un défaut de preuve des préjudices invoqués.
La décision de la cour administrative d’appel confirme une approche restrictive de la notion de risque exceptionnel en matière d’opérations de police (I), tout en appliquant de manière rigoureuse les mécanismes classiques d’exonération de la responsabilité de la puissance publique (II).
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I. La qualification restrictive du risque exceptionnel lié à l’usage des lanceurs de balles de défense
La cour refuse d’assimiler l’usage d’un lanceur de balles de défense à une activité créant un risque exceptionnel pour les tiers, écartant par là une présomption de dangerosité qui aurait entraîné une responsabilité sans faute (A). Elle ramène son analyse sur le terrain de la faute, en procédant à un contrôle concret de la nécessité et de la proportionnalité de l’emploi de la force (B).
A. Le rejet d’une présomption de dangerosité engageant la responsabilité sans faute
Le régime de la responsabilité sans faute pour risque est une construction jurisprudentielle permettant d’indemniser les victimes de dommages causés par des activités ou des ouvrages publics présentant un danger d’une exceptionnelle gravité. Les requérants soutenaient que le lanceur de balles de défense, classé comme arme de catégorie A2, entrait dans ce cadre et justifiait une indemnisation automatique du tiers, indépendamment de toute faute des services de police.
La cour écarte cette analyse en se fondant sur la finalité et les conditions d’emploi de cette arme. Elle énonce que le lanceur de balle de défense « constitue une arme non létale, spécifiquement conçue pour mettre hors de combat ou repousser les personnes » et que, dans des conditions normales d’emploi, il « présente une probabilité, certes non nulle mais demeurant très faible, de provoquer une issue fatale, des blessures graves ou des lésions permanentes ». Par cette motivation, le juge refuse de considérer que l’arme, par sa seule nature, crée un risque anormal et spécial. Il s’oppose à une extension de la responsabilité pour risque à des armements intermédiaires dont l’usage est strictement encadré par les textes.
En conséquence, la seule qualité de tiers du père locataire par rapport à l’opération de police ne suffisait pas à lui ouvrir un droit à indemnisation sur ce fondement. La cour confirme ainsi que le régime de la responsabilité sans faute pour risque demeure d’interprétation stricte et ne s’applique pas à l’ensemble des moyens dont disposent les forces de l’ordre pour le maintien de l’ordre public.
B. Le contrôle de la proportionnalité de l’usage de la force comme condition de la faute
Ayant écarté la responsabilité pour risque, la cour examine si une faute a pu être commise par les services de l’État. Pour l’occupant de l’appartement visé par les tirs, qui participait à l’altercation, une telle faute devait être simple. Le juge administratif se livre alors à une appréciation factuelle et circonstanciée de l’intervention policière. Il vérifie si les conditions d’absolue nécessité et de stricte proportionnalité, posées par le code de la sécurité intérieure, ont été respectées.
L’arrêt relève que les tirs ont été effectués pour « mettre fin au lancer de divers projectiles, notamment, de bouteilles d’eau congelée et de champagne » depuis un étage élevé sur les agents positionnés en contrebas. Il note également que ces tirs « ont été précédés de deux sommations » et ont visé à neutraliser une personne s’apprêtant à lancer un nouveau projectile. La cour en conclut que l’usage de la force était justifié et que l’arme n’a pas été utilisée dans des conditions créant un danger exceptionnel.
Ce faisant, elle valide la légitimité de la riposte policière face à des violences dirigées contre les forces de l’ordre. Le contrôle de la cour ne se limite pas à la nature de l’arme, mais s’étend à son contexte d’utilisation. En l’absence de disproportion manifeste, aucune faute simple n’est retenue à l’encontre de l’État, fermant ainsi la voie à une indemnisation du participant direct à l’altercation sur ce fondement.
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II. L’application rigoureuse des conditions d’engagement de la responsabilité du fait des attroupements
Après avoir rejeté le fondement du risque, la cour examine la responsabilité de l’État au titre des dommages commis lors d’attroupements, prévue par l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure. Elle fait cependant une application distributive et rigoureuse des causes d’exonération, en opposant la faute de la victime à l’un des requérants (A) et l’absence de préjudice certain à l’autre (B).
A. L’exonération totale de la responsabilité de l’État par la faute de la victime
Le régime de responsabilité institué par l’article L. 211-10 du code de la sécurité intérieure est un régime de responsabilité sans faute qui couvre tant les dommages causés par les auteurs de violences que ceux résultant des opérations de maintien de l’ordre. Toutefois, la jurisprudence admet de longue date que la faute de la victime peut constituer une cause d’exonération, partielle ou totale, pour l’État.
Dans le cas du fils, présent dans l’appartement et participant aux jets de projectiles, la cour retient une telle faute. Elle s’appuie sur les procès-verbaux d’audition qui établissent que les policiers ont subi des insultes et des lancers de bouteilles. Le juge considère que le requérant, destinataire des sommations réglementaires, a commis une « imprudence qui est de nature, dans les circonstances de l’espèce, à exonérer totalement l’Etat de sa responsabilité ».
L’exonération est ici totale et non partielle, ce qui témoigne de la gravité que la cour attache au comportement de la victime. En participant activement aux troubles à l’ordre public qui ont nécessité l’intervention des forces de l’ordre, l’individu s’est lui-même exposé au dommage qu’il a subi et a perdu tout droit à indemnisation, même dans le cadre d’un régime de responsabilité sans faute.
B. L’exigence probatoire comme obstacle à l’indemnisation du tiers au trouble
Concernant le père, locataire absent des lieux, la cour examine les préjudices matériel et moral dont il demande réparation. Si sa qualité de tiers aurait pu lui permettre d’être indemnisé au titre de l’article L. 211-10, il lui incombait, comme à tout demandeur, de prouver la réalité et la consistance de son dommage. Sur ce point, l’arrêt se montre particulièrement exigeant.
Pour le préjudice matériel, les requérants produisaient un simple devis de remise en état du logement. La cour le juge insuffisant, soulignant qu’ils « ne produisent aucun élément permettant d’établir qu’ils auraient versé une quelconque somme en réparation ». Elle note de surcroît que le devis n’était pas à leur nom, mais adressé à une régie immobilière. Quant au préjudice moral, lié à l’inquiétude ressentie par le père, il est également écarté comme n’étant pas établi, dès lors qu’il fut rapidement informé que son fils était indemne.
En rejetant la demande pour défaut de preuve, la cour rappelle une règle fondamentale du droit de la responsabilité administrative : il n’y a pas d’indemnisation sans préjudice direct et certain. La production d’un devis ne saurait suffire à établir la réalité d’une dépense. Cette rigueur probatoire constitue un obstacle dirimant à l’indemnisation, même lorsque les conditions de la responsabilité de la puissance publique paraissent par ailleurs remplies.