En présence d’un accident médical non fautif survenu lors d’une intervention chirurgicale indispensable, la caractérisation de l’anormalité du dommage demeure une condition essentielle pour l’engagement de la solidarité nationale. Un patient, admis en urgence pour un syndrome occlusif, a subi une intervention chirurgicale rendue nécessaire par une péritonite. Dans les suites de cette opération, il a été victime d’une pneumopathie d’inhalation ayant entraîné de lourdes séquelles. S’estimant victime d’un accident médical, il a saisi la commission de conciliation et d’indemnisation, qui a écarté l’existence d’une faute mais a refusé de reconnaître le caractère anormal du dommage, position suivie par l’office d’indemnisation qui a rejeté sa demande. Le patient a alors saisi le tribunal administratif de Grenoble afin d’obtenir la condamnation de l’office à l’indemniser de ses préjudices. Par un jugement du 30 janvier 2024, le tribunal a rejeté sa demande au motif que la condition d’anormalité du dommage n’était pas remplie. Le patient a interjeté appel de ce jugement, soutenant que le risque de survenance de la complication était faible et que le dommage était donc anormal au sens des dispositions de l’article L. 1142-1 du code de la santé publique. L’office d’indemnisation a conclu au rejet de la requête, arguant que le dommage n’était pas anormalement grave par rapport à l’évolution prévisible de la pathologie et que le risque de complication était, en l’espèce, élevé. Il appartenait donc à la cour administrative d’appel de déterminer si un accident médical, dont les conséquences ne sont pas plus graves que celles auxquelles le patient était exposé en l’absence de traitement, peut ouvrir droit à réparation au titre de la solidarité nationale lorsque la probabilité de sa survenance, bien que faible statistiquement, était accrue par l’état de santé particulier du patient. Par un arrêt du 5 juin 2025, la cour administrative d’appel rejette la requête. Elle juge que la condition d’anormalité du dommage n’est pas satisfaite, d’une part parce que les conséquences de l’accident n’étaient pas notablement plus graves que l’évolution fatale de la pathologie sans traitement, et d’autre part parce que la probabilité de survenance de la complication n’était pas faible, eu égard à l’état de santé spécifique du patient. La solution rendue par la cour administrative d’appel repose sur une application rigoureuse des critères d’appréciation de l’anormalité du dommage (I), aboutissant à une conception restrictive de l’indemnisation des aléas thérapeutiques au titre de la solidarité nationale (II).
I. L’application rigoureuse des critères alternatifs de l’anormalité du dommage
La cour, pour refuser l’indemnisation, procède à une analyse en deux temps du critère d’anormalité, en évaluant d’abord la gravité des conséquences de l’accident au regard de l’évolution prévisible de la pathologie (A), puis en se livrant à une appréciation concrète de la probabilité de réalisation du risque (B).
A. La comparaison des conséquences de l’accident avec l’évolution prévisible de la pathologie
La juridiction rappelle la règle selon laquelle « la condition d’anormalité du dommage prévue par ces dispositions doit toujours être regardée comme remplie lorsque l’acte médical a entraîné des conséquences notablement plus graves que celles auxquelles le patient était exposé de manière suffisamment probable en l’absence de traitement ». En l’espèce, le patient souffrait d’une occlusion intestinale ayant provoqué une perforation, situation qui, sans une intervention chirurgicale immédiate, l’exposait à un décès rapide et certain. La cour en déduit logiquement que les suites de l’intervention, bien que sévères, « ne sauraient être regardées comme notablement plus graves que celles auxquelles [le patient] était exposé en l’absence de traitement ». Cette première étape du raisonnement, conforme à une jurisprudence constante, conduit à écarter le premier critère d’anormalité. La survie du patient, même au prix de séquelles importantes, constitue un résultat moins grave que le décès qui était l’alternative la plus probable. Cet élément factuel impose alors à la cour d’examiner le second critère alternatif de l’anormalité du dommage.
B. L’appréciation concrète et individualisée de la probabilité du risque
Faute de conséquences plus graves, l’anormalité du dommage ne peut être reconnue que si la survenance du risque présentait une probabilité faible. Le requérant se prévalait d’une probabilité générale de pneumopathie d’inhalation inférieure à 0,2%, tirée d’études statistiques. La cour écarte cet argument en distinguant soigneusement la probabilité statistique générale de la probabilité réelle encourue par le patient. Elle s’appuie sur le rapport d’expertise qui souligne que pour ce patient, le risque « était élevé à cause des antécédents de gastrectomie entraînant une absence de protection physiologique par le sphincter gastro œsophagien ». La cour procède ainsi à une appréciation *in concreto*, tenant compte de l’état antérieur spécifique du patient. Elle estime que ce risque était supérieur à 5 %, ce qui ne permet pas de le qualifier de faible. En refusant de s’en tenir à une donnée statistique abstraite pour privilégier une analyse individualisée, la cour confirme que l’appréciation de la probabilité s’attache aux conditions particulières dans lesquelles l’acte a été accompli et à l’exposition spécifique du patient.
II. Une conception restrictive de l’indemnisation par la solidarité nationale
Cette décision, en appliquant strictement les critères de l’anormalité, confirme l’idée que tous les aléas thérapeutiques ne sont pas voués à être indemnisés (A), ce qui conduit à circonscrire le champ de la solidarité nationale aux seuls risques véritablement exceptionnels (B).
A. L’exclusion des risques accrus inhérents à l’état du patient
En jugeant que le dommage n’est pas anormal car le risque de sa survenance n’était pas faible pour ce patient précis, la cour entérine une solution qui peut paraître sévère. Le mécanisme de la solidarité nationale a pour objet de prendre en charge les conséquences des aléas thérapeutiques, c’est-à-dire des risques qui se réalisent en l’absence de faute. Or, la présente décision suggère qu’un risque, même rare dans l’absolu, perd son caractère anormal dès lors qu’il était prévisible ou accru en raison de la situation particulière du patient. En l’espèce, le risque de pneumopathie, bien que qualifié de « rare » par les experts, était également « redouté » et surtout majoré par l’antécédent de gastrectomie. La réalisation d’un tel risque, qui est presque une fatalité liée à l’état du patient, n’est donc pas considérée comme un aléa que la collectivité devrait assumer. La solution revient à laisser à la charge du patient les conséquences d’un risque inhérent à sa propre condition, dès lors que l’acte médical qui l’a fait naître était impératif pour lui sauver la vie.
B. La portée limitée du mécanisme d’indemnisation de l’aléa thérapeutique
Cette jurisprudence confirme que le dispositif d’indemnisation au titre de la solidarité nationale n’a pas vocation à devenir un régime d’assurance universel contre les risques médicaux. Le législateur a posé des conditions strictes, notamment celles de l’anormalité et de la gravité, afin de maîtriser le champ et le coût de ce régime. La décision commentée s’inscrit parfaitement dans cette logique. Elle illustre la volonté du juge administratif de ne pas étendre l’indemnisation aux situations où l’accident, bien que non fautif, n’est pas véritablement « anormal » au sens d’imprévisible ou de très improbable pour le patient concerné. Il s’agit d’une décision d’espèce, fortement motivée par les faits et les conclusions de l’expertise médicale. Toutefois, elle réaffirme une orientation jurisprudentielle constante qui réserve le bénéfice de la solidarité nationale aux seuls accidents dont la survenance déjoue les pronostics les plus raisonnables, excluant ceux qui, bien que malheureux, étaient une potentialité significative dans un contexte médical donné.