Par un arrêt en date du 6 février 2025, la cour administrative d’appel de Lyon a précisé les conditions d’exercice du pouvoir discrétionnaire de l’administration en matière de détermination de l’État responsable de l’examen d’une demande d’asile. En l’espèce, une famille de ressortissants étrangers, entrée sur le territoire français en novembre 2023, avait déposé une demande d’asile. Le préfet compétent, constatant que ces personnes avaient préalablement séjourné en Croatie, a pris à leur encontre des arrêtés de transfert vers les autorités croates, estimant ce pays responsable de l’examen de leurs demandes en application du règlement européen dit Dublin III. Les requérants ont alors saisi le tribunal administratif de Dijon afin d’obtenir l’annulation de ces décisions. Par un jugement du 26 avril 2024, le magistrat désigné a rejeté leurs demandes. La famille a interjeté appel de ce jugement, soutenant que le préfet avait commis une erreur manifeste d’appréciation en n’utilisant pas la faculté que lui offre l’article 17 du même règlement, qui permet à un État membre d’examiner une demande d’asile même s’il n’est pas désigné par les critères habituels. Ils invoquaient à ce titre les conditions difficiles de leur séjour en Croatie et la présence de membres de leur famille éloignée en France. Il revenait donc à la cour administrative d’appel de déterminer si le refus d’un préfet de mettre en œuvre la clause discrétionnaire de l’article 17 du règlement Dublin III est entaché d’une erreur manifeste d’appréciation au seul motif que les demandeurs allèguent des difficultés personnelles dans l’État membre responsable et des liens familiaux non établis en France. La cour a répondu par la négative, rejetant la requête. Elle a jugé que la décision d’examiner une demande d’asile par dérogation relève de l’entier pouvoir discrétionnaire du préfet et que les éléments personnels avancés par les requérants n’étaient pas suffisants pour caractériser une erreur manifeste d’appréciation justifiant l’annulation des arrêtés de transfert.
Cet arrêt illustre la stricte application de la clause dérogatoire du règlement Dublin III (I), dont la mise en œuvre se trouve soumise à un contrôle juridictionnel restreint (II).
I. Une application stricte de la clause discrétionnaire
La décision de la cour administrative d’appel réaffirme avec force le caractère souverain de la faculté offerte par l’article 17 du règlement (A), tout en confirmant que les seules allégations personnelles des demandeurs sont insuffisantes pour en imposer l’usage (B).
A. Le caractère souverain de la clause réaffirmé
La cour rappelle de manière didactique la nature juridique de la clause prévue à l’article 17 du règlement (UE) n° 604/2013. Elle énonce clairement que « La faculté qu’ont les autorités françaises d’examiner une demande d’asile présentée par un ressortissant d’un État tiers, alors même que cet examen ne leur incombe pas, relève de l’entier pouvoir discrétionnaire du préfet, et ne constitue nullement un droit pour les demandeurs d’asile. ». Ce faisant, elle s’inscrit dans une jurisprudence constante qui interprète cette disposition comme une clause de souveraineté, permettant à un État membre de déroger aux critères de détermination de la responsabilité pour des motifs qui lui sont propres, qu’ils soient humanitaires ou politiques. La solution n’est donc pas nouvelle mais elle confirme que le mécanisme institué par le règlement a pour principal objet de répartir la charge des demandes d’asile entre les États membres, et non de créer un droit subjectif pour les demandeurs à voir leur dossier examiné dans le pays de leur choix. Le pouvoir du préfet est donc plein et entier, et son exercice n’a pas à être justifié au-delà du simple respect de la légalité.
B. L’insuffisance des circonstances personnelles invoquées
Les requérants tentaient de démontrer que leur situation particulière aurait dû conduire le préfet à retenir sa compétence. Ils évoquaient d’une part les conditions de leur passage en Croatie, où ils auraient été contraints de signer des documents sans en comprendre la langue, et d’autre part la présence de cousins en France. La cour écarte ces deux arguments de manière successive et méthodique. Concernant les conditions de traitement en Croatie, elle juge que ces éléments ne suffisent pas à établir l’existence de « défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil » dans cet État. Elle se fonde sur le principe de confiance mutuelle entre les États membres, rappelant l’appartenance de la Croatie à l’Union européenne et son adhésion aux conventions internationales protectrices des droits fondamentaux. Concernant les liens familiaux, la cour relève que les personnes présentées comme des cousins ne correspondent pas à la définition des « membres de la famille » au sens du règlement et qu’aucune relation stable n’est démontrée. Cette analyse factuelle rigoureuse montre que seuls des éléments d’une particulière gravité, ou des liens familiaux directs et avérés, pourraient potentiellement infléchir la décision de l’administration.
Cette interprétation stricte de la marge de manœuvre de l’administration conduit logiquement le juge à exercer un contrôle limité sur la décision préfectorale.
II. Un contrôle juridictionnel restreint sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire
Le juge administratif, face à un pouvoir discrétionnaire, ne substitue pas sa propre appréciation à celle de l’administration, mais se limite à sanctionner les erreurs les plus graves (A). Cette retenue est d’autant plus marquée que la décision s’appuie sur le postulat de l’équivalence des garanties au sein de l’Union européenne (B).
A. Le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation comme unique garde-fou
L’unique moyen soulevé par les requérants était celui de l’erreur manifeste d’appréciation. Ce contrôle, classique en contentieux administratif, consiste pour le juge à vérifier que l’administration, en prenant sa décision, n’a pas commis une erreur grossière dans l’appréciation des faits de l’espèce. En l’occurrence, la cour examine les arguments des requérants et conclut que la situation personnelle invoquée n’était pas de nature à rendre la décision du préfet manifestement erronée. Le juge ne cherche pas à savoir s’il aurait pris la même décision, mais seulement si celle du préfet est exempte d’une erreur évidente et substantielle. En écartant ce moyen, la cour confirme que le refus d’appliquer la clause de l’article 17 est l’option par défaut, et que son usage demeure exceptionnel. La charge de la preuve d’une situation humanitaire ou familiale particulièrement préoccupante repose entièrement sur le demandeur, et cette preuve doit être suffisamment forte pour que le refus du préfet apparaisse comme indéfendable.
B. La primauté du principe de confiance mutuelle
En filigrane, la décision est entièrement irriguée par le principe de confiance mutuelle qui structure le système d’asile européen. La cour prend soin de souligner que la Croatie est un « État membre de l’Union européenne et partie tant à la convention de Genève (…) qu’à la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Cette présomption selon laquelle tous les États membres offrent des garanties équivalentes en matière d’asile et de droits fondamentaux constitue un obstacle majeur pour les requérants. Pour la renverser, il ne suffit pas d’invoquer des difficultés individuelles ; il faut apporter la preuve de défaillances systémiques, généralisées et d’une gravité telle que le demandeur y courrait un risque réel de traitement inhumain ou dégradant. L’arrêt s’inscrit ainsi dans une logique qui vise à préserver l’économie générale du règlement Dublin III, en évitant que les juridictions nationales ne remettent en cause systématiquement la compétence d’autres États membres sur la base de situations individuelles, ce qui paralyserait l’ensemble du dispositif.