Une décision de la Cour administrative d’appel de Lyon, rendue le 6 mai 2025, vient préciser les contours de l’obligation d’examen qui pèse sur l’administration dans le cadre d’une mesure d’éloignement, ainsi que l’appréciation des liens privés et familiaux d’un ressortissant étranger en situation irrégulière. En l’espèce, un individu de nationalité somalienne, présent sur le territoire français depuis 2012, s’est vu notifier par la préfète du Rhône un arrêté en date du 4 avril 2023 lui faisant obligation de quitter le territoire français et prononçant une interdiction de retour pour une durée de douze mois. L’intéressé avait obtenu une protection subsidiaire en 2014 et des titres de séjour renouvelés depuis 2015 en usant d’une fausse identité.
Saisi par le requérant, le tribunal administratif de Lyon, par un jugement du 22 juin 2023, avait annulé cet arrêté au motif que l’administration n’avait pas procédé à un examen suffisant de sa situation personnelle, omettant de prendre en compte l’existence de sa compagne et de plusieurs enfants nés de cette union en France. La préfète du Rhône a interjeté appel de ce jugement, soutenant que ces éléments de vie privée n’avaient été portés à sa connaissance que postérieurement à sa décision. La question posée aux juges d’appel était double. Il s’agissait d’une part de déterminer si l’autorité administrative manque à son obligation d’examen lorsqu’elle statue sans avoir connaissance d’informations essentielles sur la vie privée de l’étranger, lorsque ces informations ne lui ont pas été communiquées par ce dernier. D’autre part, il revenait à la cour d’apprécier si la situation personnelle et familiale de l’intéressé, prise dans son ensemble, était de nature à faire obstacle à son éloignement au regard de son droit au respect de sa vie privée et familiale.
La Cour administrative d’appel annule le jugement de première instance et rejette la demande du requérant. Elle juge que l’administration ne peut se voir reprocher un défaut d’examen pour ne pas avoir pris en compte des éléments qui ne lui ont été « révélées postérieurement à l’intervention de cet arrêté ». Procédant ensuite à l’examen des autres moyens par l’effet dévolutif de l’appel, la cour estime que la mesure d’éloignement ne porte pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée et familiale de l’intéressé, faute pour ce dernier de rapporter la preuve d’une relation stable et ancienne avec sa compagne et de sa participation effective à l’éducation de ses enfants.
Il convient donc d’analyser la manière dont le juge délimite l’office de l’administration face à des informations incomplètes (I), pour ensuite examiner l’appréciation rigoureuse qu’il porte sur la consistance des liens privés et familiaux invoqués (II).
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I. Une délimitation pragmatique de l’obligation d’examen de la situation personnelle
La cour d’appel, en infirmant le jugement de première instance, rappelle que l’obligation d’examen de la situation d’un étranger par l’administration est circonscrite aux éléments dont elle a connaissance (A), justifiant ainsi sa décision par l’état des informations dont elle disposait au moment de son édiction (B).
A. L’exclusion du défaut d’examen en cas de révélation tardive d’informations
Le juge de première instance avait sanctionné l’arrêté préfectoral pour un vice de procédure, estimant que la situation familiale de l’intéressé n’avait pas été correctement évaluée. La cour d’appel adopte une position contraire en se plaçant strictement au jour de la décision attaquée. Elle considère que la préfète s’est prononcée « en fonction des seuls éléments dont l’intéressé avait fait état auprès de l’administration ». La juridiction d’appel souligne que les informations relatives à sa nouvelle vie de couple et aux enfants issus de cette union n’ont été communiquées que postérieurement.
Par cette analyse, la cour affirme que l’administration ne peut être tenue pour responsable d’une omission si celle-ci trouve sa source dans le silence de l’administré. Elle énonce clairement que « L’absence de prise en compte par la préfète de ces derniers éléments (…) ne saurait, dans ces circonstances, caractériser un défaut d’examen particulier de sa situation. » Cette solution ancre l’obligation d’examen dans une dimension matérielle et temporelle précise, à savoir les pièces et déclarations contenues dans le dossier au moment où l’autorité administrative statue. Elle consacre ainsi une forme de responsabilité de l’administré dans la constitution de son propre dossier.
B. La dissociation entre la fraude et la charge de l’allégation
La cour prend soin de noter que cette absence de prise en compte « ne s’explique pas par la fraude tenant à l’usurpation d’identité dont l’intéressé s’est rendu coupable ». Ce faisant, elle opère une distinction juridique importante : le manquement de l’administration n’est pas excusé par la fraude passée de l’étranger, mais par le simple fait que l’information n’était pas disponible. Cette précision est essentielle car elle confère une portée générale au raisonnement, au-delà des circonstances particulières de l’espèce. Le principe directeur qui se dégage est que l’obligation d’examen de l’administration se nourrit des informations qui lui sont fournies.
Cette approche pragmatique a pour corollaire de faire peser sur l’étranger la charge de présenter une situation complète, sincère et documentée. Le juge administratif se refuse à imposer à l’administration un devoir d’investigation qui outrepasserait l’analyse des pièces du dossier. L’effectivité de l’examen dépend donc directement de la coopération de la personne concernée, qui doit faire valoir en temps utile tous les aspects de sa situation personnelle et familiale qu’elle juge pertinents.
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II. Une appréciation restrictive de l’atteinte au droit à la vie privée et familiale
Après avoir écarté le moyen procédural, la cour procède, au fond, à une évaluation des liens de l’intéressé en France. Elle conditionne la reconnaissance d’une protection au titre de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme à une preuve tangible de l’effectivité des liens familiaux (A), ce qui la conduit à valider la mesure d’éloignement face à des éléments jugés insuffisants (B).
A. L’exigence d’une preuve circonstanciée de la réalité des liens familiaux
La cour examine les arguments du requérant, qui invoque plus de dix ans de présence en France, une relation stable avec sa compagne depuis 2016 et la naissance de trois enfants, en plus de la présence de deux autres enfants d’une précédente union. Toutefois, le juge ne se contente pas de ces allégations et se livre à une analyse concrète des preuves fournies. Il relève que les pièces versées au dossier sont insuffisantes pour attester de la réalité de la situation décrite.
Le juge souligne que l’intéressé ne justifie vivre au même domicile que sa compagne que « depuis janvier 2023 au mieux » et qu’aucun « élément circonstancié et susceptible d’en justifier » n’est produit pour démontrer qu’il participerait « réellement, et dans la durée, à l’entretien et à l’éducation de ses enfants mineurs ». Cette exigence probatoire stricte montre que pour le juge administratif, la simple existence de liens familiaux, même biologiques, ne suffit pas à caractériser une vie privée et familiale au sens de la Convention. Il recherche la preuve d’une communauté de vie effective et d’une implication parentale concrète et continue, refusant de se fonder sur de simples déclarations.
B. La proportionnalité de l’ingérence face à une intégration jugée lacunaire
L’appréciation souveraine des faits par le juge le mène à une conclusion défavorable au requérant. En dépit de sa longue présence sur le territoire et de sa situation familiale complexe, la cour estime que les conditions d’une protection conventionnelle ne sont pas réunies. La décision précise que « c’est sans méconnaître les stipulations de l’article 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et de l’article 3-1 de la convention internationale relative aux droits de l’enfant que la préfète a pu prendre l’arrêté litigieux ».
Cette formule valide la balance opérée par l’administration entre, d’une part, les intérêts de l’individu et l’intérêt supérieur de ses enfants, et d’autre part, les objectifs de maîtrise des flux migratoires et de défense de l’ordre public. En jugeant que les preuves d’une intégration familiale stable et ancienne font défaut, la cour considère que l’ingérence dans la vie privée et familiale de l’intéressé que constitue la mesure d’éloignement n’est pas disproportionnée. La décision confirme ainsi une jurisprudence constante selon laquelle la protection contre l’éloignement est conditionnée à l’intensité, l’ancienneté et la stabilité des liens tissés sur le territoire français.