Cour d’appel administrative de Marseille, le 17 septembre 2025, n°24MA01543

Par un arrêt en date du 17 septembre 2025, la Cour administrative d’appel se prononce sur la situation d’un agent public contestant le taux d’incapacité permanente partielle qui lui a été attribué à la suite d’un accident reconnu imputable au service. En l’espèce, un fonctionnaire a été victime d’un accident du travail ayant entraîné des séquelles physiques directes, mais également, selon ses dires, une aggravation significative d’une pathologie préexistante. L’administration, se fondant sur un premier avis de la commission de réforme, a fixé son taux d’incapacité à 15 %, ne reconnaissant qu’une part minime de ce taux à l’aggravation de son état de santé antérieur. L’agent a alors saisi le tribunal administratif en vue de l’annulation de cette décision et de la fixation de son taux d’incapacité à 60 %, se prévalant notamment des conclusions d’un médecin spécialiste mandaté par l’administration elle-même. Les premiers juges ont annulé la décision administrative pour un motif de légalité externe, tiré de l’incompétence de son auteur, et ont enjoint à l’administration de réexaminer la situation de l’intéressé. L’agent a interjeté appel de ce jugement, estimant que le tribunal n’avait pas statué sur sa demande principale relative à l’illégalité interne de la décision et n’avait pas exercé son pouvoir de pleine juridiction pour fixer lui-même le taux adéquat. Saisie du litige, la Cour administrative d’appel était donc confrontée à une divergence profonde entre les évaluations médicales produites au dossier, l’empêchant de se prononcer sur le bien-fondé des prétentions du requérant. Il revenait aux juges d’appel de déterminer les suites à donner à une affaire dont l’état de l’instruction ne permettait pas de trancher la question technique au cœur du litige. Face à cette incertitude, la Cour a décidé, par la voie d’un arrêt avant dire droit, d’ordonner une expertise médicale judiciaire. Elle a ainsi sursis à statuer sur le fond des demandes des parties en attendant les conclusions de l’expert qu’elle a missionné pour éclairer sa religion sur le taux d’incapacité de l’agent directement imputable à l’accident de service.

La décision de la Cour d’ordonner une mesure d’instruction illustre la démarche du juge administratif face à une complexité technique (I), tout en affirmant la nature spécifique de son office dans le cadre du contentieux de pleine juridiction (II).

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I. La nécessité d’une mesure d’instruction face à l’incertitude probatoire

La Cour justifie sa décision de surseoir à statuer par l’incapacité à se forger une opinion éclairée au vu des pièces versées au dossier (A), ce qui la conduit à user de son pouvoir d’ordonner une expertise (B).

A. La divergence des avis médicaux comme obstacle à la manifestation de la vérité

Le juge administratif, pour exercer son contrôle, doit disposer d’éléments suffisants lui permettant d’apprécier la matérialité des faits et la justesse des qualifications juridiques. En l’espèce, le cœur du litige reposait sur une question éminemment technique : l’évaluation du taux d’incapacité d’un agent résultant de l’aggravation d’un diabète préexistant, consécutivement à un accident de service. Or, la juridiction était en présence de positions radicalement opposées. D’une part, l’administration, suivant l’avis de la commission de réforme, avait fixé un taux d’incapacité de 15 %, dont seule une fraction de 5 % était imputée à l’aggravation de la pathologie diabétique. D’autre part, le requérant produisait plusieurs rapports d’un médecin diabétologue, pourtant mandaté par l’administration, qui estimait que l’aggravation de cette pathologie justifiait à elle seule une augmentation de 50 % du taux d’incapacité, portant le total à 60 %.

Face à cette contradiction flagrante, la Cour constate qu’il existe une « très importante divergence d’appréciation dans l’évaluation du taux d’aggravation du diabète ». Elle relève également « l’absence au dossier de toute autre production médicale de nature à établir la réalité et l’ampleur des pathologies résultant d’une telle aggravation ». Cette carence probatoire place le juge dans l’impossibilité de trancher le litige en l’état. Sa décision met en lumière le principe selon lequel le juge ne peut statuer en se fondant sur des conjectures ou en privilégiant un avis technique plutôt qu’un autre sans disposer d’éléments objectifs pour étayer son choix. La formule retenue, selon laquelle « l’état du dossier ne permet pas à la Cour de former sa conviction », exprime clairement cette impasse et justifie le recours à une mesure d’instruction complémentaire.

B. Le recours à l’expertise comme prérogative du juge pour éclairer sa décision

Conformément aux dispositions du code de justice administrative, le juge dispose de larges pouvoirs d’instruction pour diriger la procédure et ordonner toute mesure qu’il estime nécessaire à la résolution du litige. Le recours à une expertise judiciaire est l’une des manifestations les plus significatives de ce pouvoir inquisitorial. En ordonnant une expertise avant dire droit, la Cour ne se dessaisit pas de son pouvoir de juger, mais cherche au contraire à se donner les moyens de l’exercer pleinement et en toute connaissance de cause. La décision commentée détaille avec précision la mission confiée à l’expert, désigné par le président de la Cour.

Cette mission est encadrée et finalisée : l’expert devra déterminer le taux d’incapacité de l’agent avant l’accident, celui à la date de consolidation, et surtout, préciser si l’aggravation constatée est imputable, en tout ou partie, à l’accident, pour enfin « fixer le taux d’IPP à la date du 29 mai 2019 exclusivement imputable à l’accident du 13 décembre 2017 ». Le caractère précis de ces questions montre que le juge ne délègue pas son pouvoir de décision à l’expert, mais lui demande de fournir des éléments techniques objectifs sur lesquels il pourra ensuite fonder son raisonnement juridique. Cette démarche garantit à la fois la rigueur de l’analyse et le respect des droits des parties, qui pourront débattre des conclusions du rapport d’expertise.

II. La portée d’une décision préparatoire dans le contentieux de pleine juridiction

L’arrêt avant dire droit est une décision d’étape qui préserve les droits des parties jusqu’à la résolution finale du litige (A) et qui s’inscrit pleinement dans la logique du contentieux de pleine juridiction, où le juge peut substituer sa propre appréciation à celle de l’administration (B).

A. Une décision interlocutoire préservant l’ensemble des moyens des parties

En choisissant de rendre un arrêt avant dire droit, la Cour prend une mesure conservatoire. L’article 5 du dispositif de l’arrêt est à cet égard explicite : « Tous droits, conclusions et moyens des parties, sur lesquels il n’est pas expressément statué par le présent arrêt, sont réservés jusqu’en fin d’instance. » Cette formulation signifie que la Cour ne tranche aucune des questions de droit soulevées par les parties, que ce soit la légalité externe de la décision initiale ou son éventuel détournement de pouvoir. Toutes les argumentations restent ouvertes et seront examinées ultérieurement, à la lumière des résultats de l’expertise.

Cette approche permet de garantir le respect du principe du contradictoire. Une fois le rapport d’expertise déposé, les parties auront la possibilité de présenter leurs observations et de contester, le cas échéant, les conclusions de l’expert. La Cour se prononcera alors sur l’ensemble des moyens, en disposant cette fois d’une vision complète et éclairée de la situation factuelle et technique. La décision interlocutoire n’est donc pas un simple report, mais une étape structurante du procès, visant à assurer que la décision finale soit fondée sur une appréciation la plus juste et la plus complète possible. Elle témoigne d’une volonté de ne pas se contenter d’un contrôle formel, mais de rechercher une solution substantielle au différend.

B. Une illustration de l’office du juge du plein contentieux

Le présent litige relève du contentieux de pleine juridiction, dans lequel les pouvoirs du juge sont plus étendus que dans le contentieux de l’excès de pouvoir. Le juge ne se limite pas à annuler une décision illégale ; il a également la faculté de la réformer, voire de substituer sa propre décision à celle de l’administration. Le requérant avait d’ailleurs appelé le tribunal, puis la Cour, à exercer cette prérogative en fixant eux-mêmes le taux d’IPP à 60 %. En ne rejetant pas cette demande mais en choisissant d’ordonner une expertise, la Cour signale son intention d’aller au-delà d’un simple contrôle de légalité.

La démarche de la Cour est emblématique de l’office du juge du plein contentieux : avant de potentiellement condamner l’administration à verser une allocation sur la base d’un taux d’incapacité qu’il fixerait lui-même, il s’assure de détenir tous les éléments pour fonder sa propre évaluation. La décision d’ordonner une expertise n’est donc pas seulement une mesure de bonne administration de la justice ; elle est l’acte préparatoire indispensable à l’exercice éventuel du pouvoir de réformation. Elle confirme que, dans ce type de contentieux, le juge n’est pas seulement un censeur de l’action administrative, mais un véritable arbitre du fond du droit, capable de trancher lui-même le litige dans toute sa dimension, y compris en allouant des droits chiffrés à un administré.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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