Cour d’appel administrative de Marseille, le 20 décembre 2024, n°24MA01985

Par un arrêt en date du 20 décembre 2024, la Cour administrative d’appel de Marseille s’est prononcée sur le point de départ de la prescription quadriennale applicable à l’action en responsabilité engagée contre l’État par un de ses agents exposé à l’amiante. En l’espèce, un militaire ayant servi sur plusieurs navires de la marine nationale de 1990 à 2005 a sollicité l’indemnisation de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d’existence, du fait de son exposition aux poussières d’amiante. Sa réclamation préalable, reçue par le ministère des armées le 1er octobre 2014, a été implicitement rejetée. Saisi par l’intéressé, le tribunal administratif de Toulon a, par un jugement du 13 juin 2024, rejeté sa demande en lui opposant la prescription quadriennale. Le requérant a alors interjeté appel de ce jugement, soutenant principalement que la prescription ne pouvait lui être opposée, faute pour l’administration de prouver la date à laquelle l’attestation d’exposition lui avait été notifiée, et qu’une solution contraire porterait atteinte à son droit à un recours effectif. La question se posait donc de savoir si la seule date d’établissement d’une attestation d’exposition à l’amiante, sans preuve de sa réception par l’agent, pouvait suffire à déclencher le délai de prescription quadriennale. La Cour administrative d’appel de Marseille a répondu par l’affirmative, considérant que l’agent devait être regardé comme ayant eu connaissance de l’étendue de son préjudice à compter de la date à laquelle il a eu connaissance de l’attestation, date qui est présumée coïncider avec celle de l’établissement du document lorsque celui-ci résulte d’une demande de sa part. Par conséquent, le délai de prescription ayant commencé à courir le 1er janvier de l’année suivant celle de l’établissement de l’attestation en 2006, la créance se trouvait prescrite lors de la réclamation de 2014. Cette décision, en liant le point de départ de la prescription à une connaissance présumée du risque, consacre une approche rigoureuse de la prescription (I), dont la mise en œuvre soulève toutefois des interrogations quant à la protection des droits de l’administré (II).

I. La consolidation du point de départ de la prescription par une présomption de connaissance

La Cour administrative d’appel, pour déterminer le point de départ du délai de prescription, s’appuie sur la notion de connaissance du risque par la victime, qu’elle lie à l’obtention d’une attestation administrative. Elle considère que la connaissance du préjudice constitue le fait générateur du droit à réparation (A) et fait de la date d’établissement de l’attestation d’exposition un indice déterminant de cette connaissance (B).

A. La connaissance du risque comme fait générateur du droit à réparation

Le raisonnement des juges d’appel s’ancre dans les dispositions de la loi du 31 décembre 1968, qui prévoit que le délai de prescription de quatre ans court à compter du premier jour de l’année suivant celle où les droits ont été acquis. Faisant application de l’avis du Conseil d’État du 19 avril 2022, la Cour rappelle que le droit à créance est acquis à la date à laquelle la réalité et l’étendue du préjudice ont été entièrement révélées à la victime. Dans le cas spécifique du préjudice d’anxiété lié à l’exposition à l’amiante, la juridiction estime que cette révélation n’est pas tant liée à un diagnostic médical qu’à la prise de conscience formalisée du risque encouru.

C’est ainsi que l’attestation d’exposition, prévue par le décret du 18 juin 2013, acquiert une importance centrale. Ce document, qui « énumèrent précisément les périodes d’affectation du militaire sur des bâtiments renfermant des matériaux contenant de l’amiante », matérialise pour son détenteur l’étendue de l’exposition et, par conséquent, le fondement de son préjudice. La Cour en déduit que « l’intéressé doit être regardé comme ayant eu connaissance de l’étendue du risque à l’origine du préjudice moral (anxiété) et des troubles dans les conditions de l’existence dont il demande la réparation, à compter de la date à laquelle il en a eu connaissance ». Le point de départ n’est donc pas la fin de l’exposition, mais le moment où l’agent dispose des informations lui permettant de mesurer sa situation.

B. La date de l’attestation d’exposition comme indice de la prise de connaissance

La difficulté majeure de l’espèce résidait dans l’absence de preuve de la date de réception de l’attestation par le militaire. Pour surmonter cet obstacle, la Cour opère une déduction fondée sur les circonstances d’établissement du document. Elle relève que l’attestation, datée du 13 octobre 2006, a été établie après la fin de service de l’agent et qu’elle doit donc être considérée comme « résultant nécessairement d’une demande de M. B… ». Partant de cette prémisse, les juges estiment qu’un document sollicité par un administré lui parvient nécessairement dans un délai normal d’acheminement après sa création.

La Cour refuse par ailleurs d’imposer à l’administration une obligation de notification formelle avec accusé de réception, soulignant qu’« aucun texte législatif ou réglementaire n’oblige le ministre des armées en sa qualité d’employeur à notifier en lettre recommandée ou par une remise contre récépissé ladite attestation ». En l’absence d’éléments contraires fournis par le requérant, qui « ne fait état d’aucune raison pour laquelle ce document (…) ne lui serait pas parvenu », la connaissance est présumée acquise durant l’année 2006. Cette approche pragmatique permet de fixer un point de départ certain à la prescription, évitant que l’inaction probatoire de l’administration ne paralyse l’application de la loi de 1968.

Si cette solution se justifie par un souci de sécurité juridique pour l’État, elle n’en demeure pas moins discutable au regard de la protection des droits du créancier.

II. Une solution rigoureuse au regard de la protection du droit au recours du créancier

L’interprétation retenue par la Cour administrative d’appel, bien que fondée sur une logique juridique cohérente, conduit à une situation qui peut sembler défavorable pour l’administré, en opérant un renversement de la charge de la preuve (A). Elle confirme par ailleurs la portée limitée des garanties conventionnelles face aux règles de prescription de droit interne (B).

A. Le renversement de la charge de la preuve au détriment de l’administré

En principe, il appartient à la personne qui oppose la prescription d’en prouver le point de départ. Or, dans cette affaire, en présumant que l’attestation a été reçue peu de temps après sa date d’établissement, la Cour transfère implicitement la charge de la preuve sur les épaules du créancier. Il incombe en effet à ce dernier de démontrer, des années après les faits, qu’il n’aurait pas reçu un document qu’il était censé avoir demandé. Une telle preuve, souvent négative, est particulièrement difficile à rapporter et place l’administré dans une position délicate.

Cette solution contraste avec une approche qui aurait pu faire peser sur l’administration, débitrice de l’obligation d’information et mieux organisée pour conserver les preuves de ses transmissions, la responsabilité de démontrer la notification effective. En faisant dépendre le droit au recours d’une présomption de réception, la décision fragilise la situation des victimes d’exposition à l’amiante qui, pour diverses raisons, pourraient ne pas avoir eu immédiatement conscience de la portée juridique d’un tel document ou ne pas l’avoir reçu en temps utile. La rigueur de ce raisonnement interroge sur l’équilibre entre la nécessaire protection des finances publiques et la garantie d’un accès effectif au juge pour les victimes de fautes de l’administration.

B. La portée limitée des garanties conventionnelles face à la prescription quadriennale

Le requérant tentait de contester l’application de la prescription en invoquant les articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, relatifs au droit à un procès équitable et au droit à un recours effectif. La Cour écarte fermement cette argumentation en rappelant le cadre jurisprudentiel constant en la matière. Elle souligne que les délais de recours, y compris les délais de prescription, ne sont pas en soi contraires à la Convention, à condition qu’ils poursuivent un but d’intérêt général et ne privent pas l’individu de son droit d’accès à un tribunal.

Les juges estiment que la loi de 1968, qui vise à « garantir la sécurité juridique de l’Etat », répond à un tel but. De plus, le délai de quatre ans n’est pas jugé « exagérément court » au point de rendre impossible ou excessivement difficile l’exercice d’une action en justice. Par cette motivation, la Cour confirme que la prescription quadriennale constitue une limitation admise au droit d’agir, dont l’application ne peut être remise en cause sur le terrain conventionnel que dans des circonstances exceptionnelles. La portée de l’arrêt est ainsi de réaffirmer la pleine application des règles de la prescription quadriennale dans le contentieux de l’amiante, y compris lorsque leur mise en œuvre repose sur des présomptions factuelles qui peuvent s’avérer sévères pour le demandeur.

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Hassan KOHEN
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