Par un arrêt en date du 20 décembre 2024, une cour administrative d’appel a précisé les modalités de computation du délai de prescription quadriennale applicable à une action en responsabilité de l’État pour exposition à l’amiante. En l’espèce, un ancien militaire ayant servi sur plusieurs navires de la marine nationale entre 1972 et 1989 avait obtenu, le 27 octobre 2009, une attestation d’exposition aux poussières d’amiante. Le 26 juin 2017, il a formé une réclamation préalable auprès du ministre des armées afin d’obtenir réparation de son préjudice moral et des troubles dans ses conditions d’existence. Face au rejet implicite de sa demande, il a saisi le tribunal administratif de Toulon, lequel a rejeté son recours par un jugement du 13 juin 2024 au motif que sa créance était prescrite. L’ancien militaire a interjeté appel de ce jugement, soutenant principalement que l’administration n’apportait pas la preuve de la date de notification de l’attestation d’exposition, et que faire courir la prescription à compter de la date d’établissement de ce document portait une atteinte excessive à son droit à un recours effectif.
Il revenait ainsi à la cour administrative d’appel de déterminer si la date d’établissement d’une attestation d’exposition à un agent nocif peut être retenue comme point de départ du délai de prescription quadriennale, en l’absence de preuve de sa notification formelle au créancier.
La cour a répondu par l’affirmative en rejetant la requête. Elle juge que l’agent doit être regardé comme ayant eu connaissance de l’étendue du risque à l’origine de son préjudice à compter de la date à laquelle il a eu connaissance de l’attestation, date qui est « nécessairement intervenue au cours de l’année 2009 ». Elle en déduit que le délai de prescription, ayant commencé à courir le 1er janvier 2010, était expiré lors de la réclamation préalable de 2017. La cour écarte par ailleurs les moyens tirés d’une violation du droit à un procès équitable et du droit à un recours effectif, estimant que le régime de la prescription poursuit un but d’intérêt général et n’a pas privé le requérant de la possibilité de saisir un tribunal.
Cette décision illustre une conception rigoureuse du point de départ de la prescription, fondée sur la connaissance du risque par le créancier, connaissance dont la preuve est établie de manière pragmatique (I). Elle confirme ainsi une solution qui, tout en assurant la sécurité juridique de l’État, limite significativement les possibilités d’action des victimes (II).
I. La consolidation du point de départ de la prescription par la connaissance du risque
La cour administrative d’appel ancre sa solution dans une interprétation stricte des textes régissant la prescription quadriennale, en faisant de l’attestation d’exposition le document clé révélant l’existence de la créance (A), et en posant une présomption simple de réception de ce document par son destinataire (B).
A. L’attestation d’exposition comme révélateur de la créance
Le régime de la prescription quadriennale prévu par la loi du 31 décembre 1968 subordonne le point de départ du délai à la date à laquelle les droits sont acquis. Conformément à une jurisprudence constante, ce moment correspond à la date à laquelle la réalité et l’étendue des préjudices ont été entièrement révélées au créancier. Dans le cas d’un préjudice d’anxiété lié à une exposition à l’amiante, cette connaissance est souvent difficile à dater précisément. La juridiction administrative considère que l’obtention d’une attestation d’exposition constitue l’événement fixant cette connaissance. Dans cet arrêt, les juges d’appel précisent qu’au regard du contenu de ce document, qui « énumèrent précisément les périodes d’affectation du militaire sur des bâtiments renfermant des matériaux contenant de l’amiante », l’intéressé ne peut plus ignorer les faits générateurs de son préjudice.
L’attestation administrative, bien que principalement destinée à permettre une surveillance médicale post-professionnelle, acquiert ainsi une fonction probatoire déterminante dans le contentieux indemnitaire. C’est par sa délivrance que « l’intéressé doit être regardé comme ayant eu connaissance de l’étendue du risque à l’origine du préjudice moral (anxiété) et des troubles dans les conditions de l’existence dont il demande la réparation ». Le raisonnement de la cour fait de ce document l’élément objectif qui cristallise la créance en la rendant certaine dans son principe et évaluable dans son étendue, déclenchant par conséquent le délai de prescription. Cette approche objective la recherche de la connaissance du préjudice, qui pourrait autrement dépendre de facteurs purement subjectifs et difficilement contrôlables.
B. La présomption de réception de l’attestation par son destinataire
Le point le plus notable de l’arrêt réside dans la manière dont la cour traite l’argument du requérant, qui contestait que la prescription puisse courir sans preuve de la date de notification de l’attestation. La cour rejette cette argumentation en posant une présomption de réception. Elle relève d’abord qu’aucun texte n’impose à l’administration de notifier une telle attestation par lettre recommandée ou contre récépissé. Ensuite, elle souligne que ce document, établi le 27 octobre 2009, « doit être regardé comme résultant nécessairement d’une demande » de l’ancien militaire, compte tenu de l’écoulement du temps depuis la fin de son service.
Partant de ce postulat, la cour en déduit que le demandeur, qui « ne fait état d’aucune raison pour laquelle ce document, délivré à sa demande, ne lui serait pas parvenu dans le délai d’acheminement normal », a nécessairement pris connaissance de l’attestation au cours de l’année 2009. Cette présomption simple, qui n’est pas renversée par le requérant, suffit à établir le point de départ de la prescription. La charge de la preuve est ainsi inversée : ce n’est plus à l’administration de prouver la notification, mais au créancier de démontrer, le cas échéant, qu’il n’a pas reçu le document qu’il a lui-même sollicité. Cette solution pragmatique évite de faire peser sur l’administration une obligation de suivi formel non prévue par les textes et renforce l’efficacité de l’exception de prescription.
II. Une application rigoureuse de la prescription au détriment du créancier
En validant le raisonnement des premiers juges, la cour d’appel fait prévaloir les exigences de sécurité juridique sur la protection du droit au recours du créancier (A), ce qui confirme une orientation jurisprudentielle globalement défavorable aux victimes d’exposition professionnelle tardant à agir (B).
A. La prévalence de la sécurité juridique sur le droit au recours
Le requérant invoquait les articles 6 et 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, arguant que l’application qui lui était faite de la prescription quadriennale le privait de son droit à un procès équitable et à un recours effectif. La cour écarte ces moyens par une motivation classique mais ferme. Elle rappelle que les règles de prescription, en fixant un terme aux actions, poursuivent « un but d’intérêt général, en vue notamment de garantir la sécurité juridique de l’Etat ». Cette finalité justifie les limitations apportées au droit d’agir en justice, pour autant que celles-ci ne soient pas disproportionnées.
En l’espèce, les juges estiment que le délai de quatre ans n’est pas « exagérément court » et n’a pas eu pour effet de priver l’intéressé de la possibilité concrète de saisir un tribunal. Le raisonnement est fondé sur l’idée que, dès 2009, le requérant disposait de tous les éléments nécessaires pour formuler sa demande indemnitaire et qu’il lui appartenait de faire diligence dans le délai imparti. La décision illustre ainsi le point d’équilibre que le juge administratif établit entre la protection des deniers publics et la sauvegarde des droits individuels, cet équilibre penchant ici nettement en faveur de la stabilité des situations juridiques et de la prévisibilité pour l’administration. La critique du requérant est ainsi neutralisée par le rappel de la marge d’appréciation dont disposent les États pour aménager les conditions d’accès à la justice.
B. La confirmation d’une solution défavorable aux victimes d’exposition professionnelle
Au-delà du cas d’espèce, cet arrêt s’inscrit dans une tendance jurisprudentielle qui interprète strictement les conditions de suspension ou d’interruption de la prescription. En refusant de considérer que l’ignorance légitime de la créance puisse perdurer après la délivrance d’une attestation d’exposition, même non notifiée formellement, la cour adopte une solution sévère. Elle fait peser sur les victimes d’exposition à des substances dangereuses une obligation de vigilance accrue. Dès l’instant où elles sont informées administrativement de la matérialité de leur exposition, elles sont tenues d’engager leur action indemnitaire rapidement, sous peine de déchéance.
Cette solution, bien que juridiquement fondée, peut apparaître rigoureuse au regard de la situation particulière de ces créanciers, qui ne développent pas toujours immédiatement une pathologie mais subissent un préjudice d’anxiété permanent. En fixant le point de départ de la prescription à la date de la connaissance du risque plutôt qu’à celle de la manifestation d’une maladie, le juge contraint les victimes à judiciariser leur situation de manière précoce. Si la décision commentée n’est pas un arrêt de principe, elle témoigne de la volonté du juge de ne pas neutraliser les effets de la prescription quadriennale par une appréciation trop souple de la notion de « droits acquis », consolidant ainsi une jurisprudence qui, pour être orthodoxe, n’en est pas moins exigeante pour les administrés.