Par un arrêt en date du 20 décembre 2024, la cour administrative d’appel s’est prononcée sur le point de départ du délai de prescription quadriennale applicable à une créance indemnitaire née du préjudice d’anxiété d’un ancien agent public exposé à l’amiante.
En l’espèce, un ancien militaire ayant servi au sein de la marine nationale de 1988 à 2004 a été exposé à des poussières d’amiante. Une attestation d’exposition lui a été délivrée le 9 décembre 2010. S’estimant victime d’un préjudice moral et de troubles dans ses conditions d’existence du fait de cette exposition, il a présenté une réclamation indemnitaire à l’administration le 12 juillet 2019, laquelle a été implicitement rejetée. Saisi par l’intéressé, le tribunal administratif de Toulon a, par un jugement du 13 juin 2024, rejeté sa demande en opposant la prescription quadriennale. Le requérant a interjeté appel de ce jugement, soutenant principalement que le délai de prescription n’avait pu commencer à courir en l’absence de preuve par l’administration de la date de notification de l’attestation d’exposition, et qu’une solution contraire porterait atteinte à son droit à un recours effectif.
Il revenait ainsi aux juges d’appel de déterminer si la date d’établissement d’une attestation d’exposition à l’amiante suffit à faire courir le délai de prescription de l’action en réparation du préjudice d’anxiété qui en découle, ou si l’administration doit rapporter la preuve de sa notification pour que ce délai soit opposable au créancier.
La cour administrative d’appel rejette la requête, confirmant l’analyse des premiers juges. Elle considère que la créance était prescrite à la date de la réclamation préalable. Pour ce faire, elle estime que l’attestation, établie à la demande du militaire, suffit à établir sa connaissance de l’étendue du risque à l’origine de son préjudice. En l’absence d’éléments contraires, l’agent doit être regardé comme ayant eu connaissance de ce document durant l’année de son émission, soit en 2010. Le délai de prescription a donc commencé à courir le 1er janvier de l’année suivante, rendant tardive la réclamation de 2019.
Cette décision précise les modalités de computation du délai de prescription pour le préjudice d’anxiété en liant son point de départ à la connaissance du risque par la victime (I), adoptant ainsi une solution rigoureuse qui privilégie la sécurité juridique sur les garanties procédurales du créancier (II).
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I. La consolidation du point de départ de la prescription quadriennale pour le préjudice d’anxiété
La cour fonde sa solution sur une interprétation stricte des dispositions de la loi du 31 décembre 1968, en liant le fait générateur de la créance à la connaissance acquise du risque (A) et en instaurant une présomption de notification de l’attestation d’exposition (B).
A. La connaissance du risque comme fait générateur de la créance
La juridiction d’appel rappelle, en s’appuyant sur un avis du Conseil d’État du 19 avril 2022, que les droits de créance sont acquis lorsque la réalité et l’étendue des préjudices sont entièrement révélées. S’agissant du préjudice d’anxiété, celui-ci naît de la conscience d’un risque élevé de développer une pathologie grave. Dès lors, la consolidation de ce préjudice, et par conséquent l’acquisition de la créance indemnitaire, intervient au moment où la victime est pleinement informée de son exposition.
L’arrêt énonce clairement que l’attestation d’exposition, par son contenu détaillé, permet cette prise de conscience. En effet, ce document, dont les « mentions énumèrent précisément les périodes d’affectation du militaire sur des bâtiments renfermant des matériaux contenant de l’amiante », matérialise la connaissance du risque. La cour juge que « l’intéressé doit être regardé comme ayant eu connaissance de l’étendue du risque à l’origine du préjudice moral (anxiété) et des troubles dans les conditions de l’existence dont il demande la réparation, à compter de la date à laquelle il en a eu connaissance ». La solution rattache ainsi fermement le point de départ de la prescription à un fait objectif : la mise à disposition d’une information complète et officielle sur l’exposition subie.
B. La présomption de notification de l’attestation d’exposition
Le point le plus saillant du raisonnement réside dans la manière dont la cour traite l’argument du requérant tiré de l’absence de preuve de la date de réception de l’attestation. Face au silence des textes sur les modalités de notification, le juge administratif opère une déduction pragmatique. Il relève que l’attestation de 2010, établie bien après la fin de l’activité de l’agent, « doit être regardée comme résultant nécessairement d’une demande de M. B… ». De cette démarche volontaire de l’agent, le juge infère une présomption de réception.
Il appartient alors au requérant de renverser cette présomption. Or, la cour souligne que l’appelant « ne fait état d’aucune raison pour laquelle ce document, délivré à sa demande, ne lui serait pas parvenu dans le délai d’acheminement normal ». En l’absence de justification d’un dysfonctionnement, la charge de la preuve est inversée. C’est à l’agent d’établir les circonstances particulières qui auraient fait obstacle à la réception du document, et non à l’administration de prouver sa remise effective. Cette présomption simple permet de fixer le point de départ du délai en 2010, année d’établissement du document.
Cette approche, bien que protectrice des deniers publics, conduit à une application rigoureuse des règles de prescription, dont la compatibilité avec les droits des justiciables est examinée par la cour.
II. Une solution rigoureuse au service de la sécurité juridique
En écartant les moyens fondés sur la Convention européenne des droits de l’homme, la cour confirme la primauté de l’objectif de sécurité juridique attaché à la prescription quadriennale (A), consacrant une solution dont la portée affectera nécessairement les contentieux sériels liés à l’exposition à l’amiante (B).
A. Le rejet d’une appréciation extensive des garanties procédurales
Le requérant soutenait que faire courir le délai dès l’établissement de l’attestation, sans preuve de sa notification, méconnaissait son droit à un procès équitable et à un recours effectif, garantis par les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’homme. La cour écarte cette argumentation en rappelant la finalité d’intérêt général des règles de prescription. Celles-ci visent à « garantir la sécurité juridique de l’Etat en fixant un terme aux actions dirigées contre lui ».
Elle juge que ces dispositions « ne peuvent être regardées comme portant atteinte au droit à un procès équitable (…) lequel n’est pas absolu et peut se prêter à des limitations ». Le délai de quatre ans n’est pas jugé exagérément court et ne prive pas le créancier de la possibilité de saisir le juge. En liant le point de départ à une date certaine, même présumée, le juge administratif refuse de neutraliser les effets de la prescription au seul motif que l’administration ne peut produire un accusé de réception. La prévisibilité et la stabilité des situations juridiques l’emportent sur une protection absolue du créancier, jugée incompatible avec l’équilibre recherché par le législateur de 1968.
B. La portée de la décision pour les contentieux sériels de l’amiante
Bien qu’il s’agisse d’une décision d’espèce, cet arrêt est porteur d’enseignements pour les nombreux litiges similaires. Il adresse un signal clair aux agents publics exposés qui sont ou ont été en possession d’une attestation d’exposition. La délivrance de ce document constitue un événement charnière qui cristallise leur droit à agir en réparation du préjudice d’anxiété. Ils ne sauraient attendre la survenance d’une pathologie pour se prévaloir de ce chef de préjudice spécifique, ni se retrancher derrière l’absence de notification formelle de l’attestation pour échapper aux délais de prescription.
La solution contraint ainsi les victimes potentielles à une plus grande vigilance et les incite à engager une action indemnitaire dans les quatre années qui suivent la reconnaissance officielle de leur exposition. Elle renforce la position de l’administration en validant une gestion pragmatique de la preuve dans le cadre d’un contentieux de masse, où l’exigence d’une notification systématique par voie recommandée alourdirait considérablement les procédures. La rigueur de cette jurisprudence, si elle se confirme, limitera sans doute le volume des recours tardifs fondés sur le seul préjudice d’anxiété.