Par un arrêt en date du 22 septembre 2025, la cour administrative d’appel de Marseille s’est prononcée sur la légalité d’arrêtés préfectoraux autorisant la chasse de deux espèces de galliformes de montagne, le tétras-lyre et la perdrix bartavelle, pour la saison 2023-2024 dans le département des Hautes-Alpes. En l’espèce, plusieurs associations de protection de l’environnement avaient demandé l’annulation de ces actes administratifs ainsi que des décisions individuelles d’attribution des plans de chasse prises par la fédération départementale des chasseurs. Le tribunal administratif de Marseille, par des jugements du 19 septembre 2024, avait fait droit à leurs demandes en annulant lesdits arrêtés et décisions. La ministre de la transition écologique et la fédération départementale des chasseurs ont alors interjeté appel de ces jugements, soutenant que les prélèvements autorisés ne compromettaient pas les efforts de conservation de ces espèces, dont la présence était jugée stable sur le territoire concerné. Les associations intimées ont, quant à elles, maintenu que l’état de conservation défavorable de ces oiseaux, marqué par un déclin de leurs populations, faisait obstacle à ce que leur chasse puisse être légalement autorisée. La question de droit soumise à la cour était donc de déterminer si des autorisations de chasse peuvent être légalement délivrées par l’autorité préfectorale lorsque les données scientifiques disponibles, bien que marquées par des incertitudes, révèlent un état de conservation globalement défavorable pour les espèces concernées. La cour administrative d’appel rejette les requêtes de la ministre et de la fédération de chasse, confirmant ainsi les annulations prononcées en première instance. Elle juge qu’au regard du déclin numérique et géographique constaté pour les deux espèces et des nombreuses incertitudes scientifiques pesant sur l’évaluation de leurs effectifs et de leur taux de reproduction, le préfet ne pouvait garantir que les prélèvements autorisés ne compromettraient pas les efforts de conservation et respecteraient les principes d’une utilisation raisonnée des espèces. L’analyse de la cour, fondée sur une interprétation stricte des objectifs de conservation (I), conduit à une limitation significative du pouvoir d’appréciation de l’administration en matière de police de la chasse (II).
I. Une interprétation stricte des exigences de conservation des espèces
La cour administrative d’appel fonde sa décision sur une appréciation rigoureuse de l’état des populations d’oiseaux, privilégiant les tendances de long terme au détriment des données locales fragmentaires (A), ce qui la conduit à réaffirmer la primauté de l’objectif de conservation fixé par le droit européen et national (B).
A. La disqualification de données scientifiques jugées insuffisantes
Le juge administratif exerce un contrôle approfondi sur les justifications scientifiques avancées par l’administration pour autoriser les prélèvements. Il relève que les estimations démographiques pour le tétras-lyre sont entachées d’une « grande incertitude », notamment en raison de méthodes de comptage pouvant conduire à une surestimation. La cour souligne que la situation globale de l’espèce peut être « regardée comme caractérisée par un déclin dans l’ensemble des Alpes françaises avec des reculs considérables dans certaines zones ». De même, pour la perdrix bartavelle, elle note que les incertitudes sont « accrues par l’insuffisance des inventaires réalisés », et que les comités de l’union internationale pour la conservation de la nature classent l’espèce comme « quasi menacée ».
Le raisonnement du juge ne se limite pas à un constat général, mais examine également la fiabilité des indicateurs de reproduction utilisés. Concernant le tétras-lyre, la cour observe que l’indice de reproduction pour l’année 2023 se fonde « sur un échantillon faible », à peine supérieur au nombre de prélèvements autorisés dans une des régions bioclimatiques. Pour la perdrix bartavelle, elle va plus loin en citant le rapport de l’Observatoire des galliformes de montagne, qui indique que les estimations pour cette espèce « doivent donc être considérées avec beaucoup de prudence ». En conséquence, la cour écarte l’argument selon lequel les quotas respecteraient les pourcentages recommandés par les instances techniques, ce respect n’étant « pas établi au regard de l’imprécision entachant les estimations démographiques de l’espèce ».
B. La primauté de l’objectif de non-détérioration de l’état de conservation
La décision rappelle que la chasse des espèces visées à l’annexe II de la directive du 30 novembre 2009 doit être réglementée pour que les prélèvements ne compromettent pas « les efforts de conservation entrepris dans leur aire de distribution ». La cour en déduit une conséquence juridique précise : une telle réglementation est illégale « lorsque ces efforts ne suffisent pas à empêcher une diminution sensible des effectifs ». La seule existence d’une dynamique de population négative suffit à caractériser une méconnaissance des objectifs de la directive.
Le juge refuse ainsi de considérer que des mesures de gestion locales, comme la fixation de quotas à zéro dans les zones les plus dégradées, pourraient compenser un déclin global. Il estime en effet qu’un « tel déclin dans les Préalpes signifie que la conservation de l’espèce est déjà compromise ou à tout le moins menacée sur une partie importante de son aire de distribution ». Par cette approche, la cour consacre une vision d’ensemble de la conservation à l’échelle de l’aire de répartition pertinente, à savoir le massif alpin français. Elle écarte par là même l’argument selon lequel les chasseurs contribueraient à la connaissance des espèces, jugeant que de tels éléments sont « insuffisants pour remettre en cause l’ensemble des données relatives au déclin de l’espèce ».
II. Une application rigoureuse du principe de précaution à la police de la chasse
En se fondant sur les incertitudes scientifiques pour annuler les autorisations de chasse, la cour opère un contrôle qui restreint fortement le pouvoir d’appréciation de l’administration (A), consacrant ainsi la prévalence des impératifs de biodiversité sur la pratique d’une activité traditionnelle (B).
A. Le renversement de la charge de la preuve au détriment de l’administration
L’apport principal de cet arrêt réside dans l’exigence probatoire qu’il impose à l’autorité administrative. Face à un faisceau d’indices concordants indiquant un déclin des populations et une fragilité des données scientifiques, le juge considère que l’administration n’a pu apporter la preuve de l’innocuité des prélèvements autorisés. La formule retenue par la cour est révélatrice : « le préfet des Hautes-Alpes ne disposait pas de l’assurance que la chasse de la perdrix bartavelle dans ces proportions ne compromette pas les efforts de conservation de l’espèce ».
Cette approche s’apparente à une application du principe de précaution au contentieux de la police de la chasse. Il n’est plus demandé aux associations requérantes de prouver que la chasse est la cause directe de la disparition d’une espèce, mais il revient au préfet de démontrer, sur la base de données robustes et fiables, que les prélèvements qu’il autorise sont soutenables. En jugeant que la seule circonstance que les quotas respectent les recommandations techniques « ne suffit pas à démontrer que ces prélèvements seraient compatibles avec le maintien de la population », la cour élève considérablement le standard de justification requis.
B. La portée de la décision pour l’avenir de la chasse des espèces vulnérables
Cet arrêt s’inscrit dans un mouvement jurisprudentiel plus large qui tend à renforcer le contrôle du juge sur les actes administratifs affectant l’environnement. En donnant leur pleine portée aux objectifs de la directive « Oiseaux » et aux dispositions du code de l’environnement qui imposent un « prélèvement raisonnable sur les ressources naturelles renouvelables », la décision réduit la marge de manœuvre dont disposait traditionnellement le préfet en matière de réglementation de la chasse. Les arguments relatifs à la contribution des chasseurs à la gestion cynégétique ou à la connaissance des espèces sont jugés inopérants face au risque de dégradation de l’état de conservation.
La portée de cette décision est donc significative. Elle constitue un avertissement pour l’administration, qui ne pourra plus se fonder sur des données parcellaires ou incertaines pour autoriser la chasse d’espèces dont la dynamique de population est négative. Cet arrêt est susceptible d’invalider d’autres arrêtés préfectoraux dans des conditions similaires et contraint les autorités à une révision profonde des modalités de gestion de la chasse pour les espèces les plus vulnérables. Il signale que, dans la balance des intérêts, la préservation de la biodiversité pèse d’un poids croissant face aux activités récréationnelles, même lorsqu’elles sont fortement ancrées dans les territoires.