Par un arrêt en date du 12 juin 2025, la Cour administrative d’appel de Nancy se prononce sur la légalité d’un refus de titre de séjour opposé à un couple de ressortissants étrangers, au regard de leur droit au respect de la vie privée et familiale.
En l’espèce, un couple de nationalité turque est entré en France en 2015, accompagné de leur fille alors âgée de trois ans. L’épouse a bénéficié d’un titre de séjour spécial en qualité d’enseignante de langue et culture turques auprès d’un consulat, son conjoint disposant d’un titre de même nature. À l’échéance de leurs titres en 2022, les intéressés ont sollicité la délivrance de cartes de séjour sur le fondement de leur vie privée et familiale. Par deux arrêtés du 9 juin 2023, la préfète du Bas-Rhin a rejeté leurs demandes, leur a fait obligation de quitter le territoire français et a fixé le pays de destination. Le tribunal administratif de Strasbourg, saisi par le couple, a rejeté leurs recours par un jugement du 9 novembre 2023. Les requérants ont alors interjeté appel de ce jugement, contestant notamment l’appréciation de leur situation personnelle par l’administration. Se posait ainsi la question de savoir si le refus d’autoriser le séjour, opposé à un couple durablement intégré et parent d’un enfant scolarisé en France depuis son plus jeune âge, portait une atteinte disproportionnée à leur droit au respect de la vie privée et familiale.
La Cour administrative d’appel de Nancy répond par l’affirmative. Elle annule le jugement du tribunal administratif ainsi que les arrêtés préfectoraux, considérant que ces derniers ont « porté au droit de M. et Mme D… au respect de leur vie privée et familiale une atteinte disproportionnée au regard des buts en vue desquels ces décisions ont été prises ». La juridiction d’appel fonde sa décision sur une analyse détaillée et cumulative de l’intégration des membres de la famille, retenant ainsi une violation des dispositions de l’article L. 423-23 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
La solution retenue par la Cour administrative d’appel repose sur une appréciation concrète de l’intégration de la famille, qui la conduit à annuler la décision préfectorale (I). Cette décision illustre la portée du contrôle de proportionnalité exercé par le juge administratif en matière de police des étrangers (II).
I. L’annulation de la décision préfectorale fondée sur une appréciation concrète de l’intégration familiale
La Cour administrative d’appel de Nancy justifie sa décision en s’appuyant sur un faisceau d’indices concordants. Elle examine d’abord l’intégration professionnelle et sociale établie des parents (A), puis accorde une place prépondérante à l’intérêt supérieur de l’enfant scolarisé (B).
A. La prise en compte d’une intégration professionnelle et sociale établie
La juridiction administrative d’appel attache une importance particulière à la stabilité et à la qualité de l’insertion des requérants dans la société française. Elle relève que l’épouse, bien que sa mission consulaire ait pris fin, justifie de sa « capacité d’intégration professionnelle sur le territoire » par la production de promesses d’embauche successives. La Cour souligne également les attestations de ses qualités pédagogiques et de son rôle de médiatrice, ce qui témoigne d’un lien durable avec la France dépassant le simple cadre de son emploi initial.
Concernant son conjoint, les juges notent qu’il est bénéficiaire d’un « contrat à durée indéterminée en qualité de chauffeur routier ». Son intégration est de plus corroborée par son « investissement dans la vie socio-culturelle locale, notamment dans la vie associative ». L’analyse de la cour ne se limite donc pas à la seule situation administrative des requérants mais englobe leur participation active à la vie économique et sociale du pays, constituant ainsi des éléments centraux de leur vie privée et familiale.
B. La place prépondérante de l’intérêt supérieur de l’enfant
Au-delà de la situation des parents, l’élément déterminant de l’appréciation des juges réside dans la situation de l’enfant du couple. La cour prend soin de préciser que la fille des intéressés, « arrivée avec ses parents en France à l’âge de 3 ans en 2015, y a effectué toute sa scolarité et obtient d’excellents résultats scolaires ». Cet enracinement est renforcé par la description de ses activités extrascolaires, tant sportives que culturelles.
La Cour met en exergue un critère d’intégration civique particulièrement fort en mentionnant sa « participation à la vie locale de la commune d’Obernai où les intéressés résident, par sa qualité de membre du conseil municipal des jeunes ». En consacrant de tels développements à la situation de l’enfant, la décision rappelle implicitement que l’intérêt supérieur de celui-ci, tel que garanti par la Convention internationale des droits de l’enfant, constitue un facteur essentiel dans la balance des intérêts en présence.
L’ensemble de ces éléments factuels conduit la juridiction d’appel à exercer un contrôle rigoureux sur la décision administrative, en évaluant l’équilibre entre les motifs du refus et le droit des requérants.
II. La portée de la décision au regard du contrôle de la proportionnalité
Cet arrêt s’inscrit dans une jurisprudence constante relative au contrôle de l’atteinte disproportionnée à la vie privée et familiale. Il témoigne de l’exercice d’un contrôle approfondi de l’erreur d’appréciation (A) et réaffirme la prévalence de ce droit fondamental comme une limite au pouvoir discrétionnaire de l’administration (B).
A. L’exercice d’un contrôle approfondi de l’erreur d’appréciation
En censurant la décision de la préfète, la cour administrative d’appel ne se contente pas d’un examen superficiel de la légalité externe des actes. Elle procède à une analyse détaillée des faits de l’espèce, ce que l’article L. 423-23 du CESEDA impose en disposant que les liens personnels et familiaux sont appréciés « notamment au regard de leur intensité, de leur ancienneté et de leur stabilité, des conditions d’existence de l’étranger, de son insertion dans la société française ainsi que de la nature de ses liens avec sa famille restée dans son pays d’origine ».
La motivation de l’arrêt, qui énumère précisément chaque élément de l’intégration de la famille, montre que le juge se livre à un contrôle entier de la proportionnalité de la décision. En concluant que les arrêtés « ont porté au droit de M. et Mme D… au respect de leur vie privée et familiale une atteinte disproportionnée », la Cour sanctionne ce qui s’analyse comme une erreur manifeste dans l’appréciation des conséquences de la décision sur la situation personnelle des requérants.
B. La réaffirmation du droit au respect de la vie privée et familiale comme limite au pouvoir de l’administration
Cette décision rappelle que si l’administration dispose d’un pouvoir d’appréciation pour accorder ou refuser un titre de séjour sur le fondement de l’article L. 423-23 du CESEDA, ce pouvoir n’est pas absolu. Le droit au respect de la vie privée et familiale, garanti par l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, constitue une limite substantielle à l’exercice de cette prérogative.
L’arrêt illustre parfaitement l’office du juge administratif, gardien des libertés fondamentales face à l’action administrative. En l’espèce, la durée du séjour régulier, la scolarisation complète d’un enfant et l’intégration socio-professionnelle solide des parents ont constitué un ensemble de circonstances de nature à faire primer le droit au respect de la vie privée et familiale sur les considérations de politique migratoire. La décision, bien que d’espèce, confirme ainsi la grille d’analyse traditionnelle du juge en la matière, fondée sur une mise en balance pragmatique et humaine des intérêts en présence.