Par un arrêt en date du 13 mai 2025, la Cour administrative d’appel de Nancy a été amenée à se prononcer sur la nature juridique d’une mesure d’éviction d’un fonctionnaire de ses fonctions et sur la légalité du retrait concomitant de son régime indemnitaire. En l’espèce, un ingénieur principal, responsable des services techniques d’une commune, avait formulé une demande de départ à la retraite. Quelques mois avant l’échéance, le maire, invoquant des manquements professionnels, a mis fin à ses fonctions par une décision notifiée oralement puis confirmée par écrit, tout en abrogeant par un arrêté distinct le régime indemnitaire de l’agent. Saisi par l’agent qui contestait ces mesures, le tribunal administratif de Nancy a rejeté ses requêtes. L’agent a alors interjeté appel du jugement, soutenant que la fin de ses fonctions constituait une sanction disciplinaire déguisée, prise au terme d’une procédure irrégulière, et que la suppression de son régime indemnitaire, insuffisamment motivée, devait être annulée par voie de conséquence.
La question qui se posait à la cour était double. D’une part, il s’agissait de déterminer si une décision mettant fin aux fonctions d’un agent public, sans être formellement qualifiée comme telle, pouvait être requalifiée en mesure de suspension conservatoire prise dans l’intérêt du service, et si les conditions d’une telle mesure étaient réunies. D’autre part, la cour devait se prononcer sur la légalité de la suppression d’un régime indemnitaire lié à l’exercice des fonctions, notamment sur son obligation de motivation et sur son lien de dépendance avec la mesure d’éviction.
La Cour administrative d’appel de Nancy a rejeté la requête de l’agent. Elle a jugé que la décision de mettre fin à ses fonctions devait s’analyser, dans les circonstances de l’espèce, comme une mesure de suspension à titre conservatoire, justifiée par la vraisemblance et la gravité des griefs formulés à son encontre. Elle a également jugé que l’arrêté supprimant le régime indemnitaire, fondé sur la manière de servir de l’agent, n’avait pas à être motivé et n’était pas la conséquence de la mesure de suspension.
Il conviendra d’analyser dans un premier temps la requalification par le juge de la mesure d’éviction en une suspension conservatoire justifiée (I), avant d’étudier, dans un second temps, la confirmation de la légalité de la suppression du régime indemnitaire qui en est indépendante (II).
I. La requalification de la mesure d’éviction en une suspension conservatoire justifiée
La Cour opère une requalification de l’acte litigieux en se fondant sur un faisceau d’indices révélant l’intention réelle de l’administration (A), ce qui a pour effet de modifier le régime juridique applicable à la mesure et d’écarter les moyens soulevés par le requérant (B).
A. Les critères de la requalification en mesure conservatoire
Le juge administratif, maître de la qualification juridique des faits, ne s’est pas arrêté à la terminologie employée par le maire qui avait « mis fin aux fonctions » de l’agent. Il a recherché la nature véritable de la mesure en examinant ses caractéristiques et le contexte de son adoption. La Cour a relevé plusieurs éléments déterminants pour considérer l’acte comme une suspension. Premièrement, le caractère temporaire de l’éviction ressortait de la situation même de l’agent, dont le départ à la retraite était déjà acté pour une date proche, rendant peu plausible une volonté d’éviction définitive. Deuxièmement, l’agent avait conservé son plein traitement durant la période, ce qui correspond à une condition essentielle de la mesure de suspension prévue par l’article 30 de la loi du 13 juillet 1983.
Enfin, et de manière décisive, le juge a validé le bien-fondé de la mesure conservatoire au regard de sa finalité, qui est d’écarter un agent du service dans l’attente d’une décision sur sa situation. Il a estimé que l’administration était en mesure d’articuler des griefs présentant « un caractère de vraisemblance suffisant et [qui] sont suffisamment graves pour justifier une suspension de fonctions ». La Cour s’est pour cela appuyée sur un rapport circonstancié faisant état de manquements aux obligations professionnelles, notamment des refus d’obéissance, des manquements aux règles de la commande publique et une attitude perturbant le bon fonctionnement du service. En validant la matérialité et la gravité apparente des faits reprochés, le juge a ainsi consacré la légalité de la suspension au fond, celle-ci étant justifiée par l’intérêt du service.
B. Les conséquences juridiques de la requalification
En qualifiant la décision de mesure conservatoire et non de sanction disciplinaire déguisée, la Cour en tire des conséquences logiques quant au régime juridique applicable. Une mesure de suspension n’étant pas au nombre des décisions qui doivent être motivées en application de l’article L. 211-2 du code des relations entre le public et l’administration, le moyen tiré du défaut de motivation a été logiquement écarté. La motivation n’est en effet requise que pour les décisions défavorables, au rang desquelles figurent les sanctions, mais non les mesures d’ordre intérieur ou conservatoires prises dans l’intérêt du service.
De même, le grief tiré de l’absence de procédure disciplinaire préalable est devenu inopérant. La suspension n’étant pas une sanction, elle n’a pas à être précédée de la communication du dossier, de la saisine du conseil de discipline ou du respect des droits de la défense propres à la matière disciplinaire. Elle constitue une mesure d’urgence que l’autorité administrative peut prendre sans délai. Le juge confirme ici une solution classique : le respect des garanties disciplinaires ne s’impose pas pour une mesure qui, par nature, n’a qu’un caractère provisoire. Enfin, l’argument de la rétroactivité de la décision est également rejeté, la Cour constatant que la décision a été notifiée oralement à l’agent le jour même de sa prise d’effet, ce qui assure sa non-rétroactivité.
II. La confirmation de l’autonomie de la décision de suppression du régime indemnitaire
Parallèlement à la mesure d’éviction, la Cour se prononce sur la légalité de l’arrêté supprimant le régime indemnitaire de l’agent, en rappelant d’abord l’absence d’obligation de motivation pour une telle décision (A), puis en consacrant son indépendance juridique vis-à-vis de la mesure de suspension (B).
A. L’absence d’obligation de motivation pour le retrait d’une prime non garantie
Le requérant soutenait que la décision de supprimer son régime indemnitaire était insuffisamment motivée. La Cour rejette ce moyen en s’appuyant sur une jurisprudence constante relative aux primes et indemnités des fonctionnaires. Elle énonce que « les fonctionnaires n’ont aucun droit acquis au maintien d’une prime de service ou d’intéressement versée en considération de la manière de servir ». Dès lors, une décision qui supprime ou réduit un tel avantage pécuniaire n’entre pas dans le champ des décisions qui doivent être motivées en vertu de l’article L. 211-2 du code des relations entre le public et l’administration.
En effet, cette suppression ne constitue ni le retrait d’une décision créatrice de droits, puisque le droit à la prime est précaire et soumis à l’appréciation de l’administration, ni le refus d’un avantage dont l’attribution constituerait un droit. Le régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l’expertise et de l’engagement professionnel (RIFSEEP) est par nature lié à l’exercice effectif des fonctions et à la manière de servir de l’agent. Sa modulation ou sa suppression relève du pouvoir d’appréciation de l’employeur public. La solution est donc orthodoxe et réaffirme la marge de manœuvre dont dispose l’administration dans la gestion des éléments accessoires de la rémunération de ses agents.
B. L’indépendance de la décision à l’égard de la mesure de suspension
L’agent tentait de lier le sort de l’arrêté du 31 mars 2020 à celui de la décision du 1er avril 2020, arguant que l’illégalité de la seconde devait entraîner par voie de conséquence l’annulation du premier. La Cour administrative d’appel écarte ce raisonnement en opérant une dissociation très nette entre les deux actes. Elle relève que, contrairement aux allégations du requérant, l’arrêté portant suppression du régime indemnitaire n’a pas été pris en application de la mesure de suspension. Il trouve son propre fondement dans un motif distinct, à savoir que « la manière de servir de [l’agent] ne correspond pas à ce que la collectivité est en droit d’attendre d’un responsable des services techniques ».
Ce faisant, le juge considère que les deux décisions, bien que très proches dans le temps et liées au même contexte factuel de défiance envers l’agent, poursuivent des buts différents et reposent sur des fondements juridiques autonomes. La première est une mesure conservatoire visant à protéger l’intérêt du service, tandis que la seconde est une mesure de gestion de la rémunération accessoire, sanctionnant une manière de servir jugée insatisfaisante. Cette distinction est fondamentale car elle rompt le lien de causalité juridique que le requérant cherchait à établir. La légalité de la suppression du régime indemnitaire ne dépend donc pas de celle de la suspension, et l’argument de l’annulation par voie de conséquence ne pouvait qu’être rejeté.