Cour d’appel administrative de Nancy, le 15 mai 2025, n°23NC03555

Un arrêt de la cour administrative d’appel de Nancy, en date du 15 mai 2025, vient préciser les modalités d’appréciation par le juge administratif des risques encourus par un étranger en cas de retour dans son pays d’origine, et plus particulièrement le degré de preuve exigé lorsque le requérant invoque un risque lié à son insoumission à des obligations militaires.

En l’espèce, un ressortissant russe, entré sur le territoire français en 2016, s’était vu opposer deux rejets définitifs à ses demandes d’asile successives. À la suite d’une nouvelle demande de réexamen formulée en septembre 2023, l’autorité préfectorale a pris un arrêté refusant de renouveler son attestation de demandeur d’asile, l’obligeant à quitter le territoire français, fixant le pays de destination et prononçant une interdiction de retour d’un an. Le tribunal administratif de Strasbourg, saisi par l’intéressé, a rejeté sa demande d’annulation par un jugement du 14 novembre 2023. Le requérant a interjeté appel de ce jugement, contestant la légalité de l’ensemble des mesures édictées à son encontre. Il soutenait notamment que le refus de renouvellement de son attestation était entaché d’une erreur de droit, et que les décisions subséquentes méconnaissaient les articles 3 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, en raison des risques de traitements inhumains liés à sa situation d’insoumis et de son ancienneté de présence en France.

La question posée à la cour administrative d’appel était donc de déterminer si un étranger, dont la présence sur le territoire ne s’est maintenue qu’en raison de multiples demandes d’asile rejetées, peut valablement faire obstacle à son éloignement en invoquant des risques liés à son refus de participer à un conflit armé, lorsque les preuves produites sont jugées insuffisantes pour établir un risque personnel et actuel.

Par son arrêt du 15 mai 2025, la cour rejette la requête. Elle juge que l’autorité préfectorale n’a pas commis d’erreur de droit en procédant à un examen de la situation de l’intéressé. Surtout, elle estime que les risques de traitements contraires à l’article 3 de la Convention européenne ne sont pas établis, dès lors que les pièces versées au dossier ne corroborent pas les allégations du requérant. Elle écarte également l’argument tiré de l’article 8 de la même convention, considérant que l’absence de liens et d’intégration en France justifie la mesure d’éloignement. La décision applique ainsi une grille d’analyse classique du contentieux des étrangers (I), tout en procédant à une appréciation particulièrement rigoureuse et factuelle des risques invoqués par le requérant (II).

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I. La confirmation d’une approche classique du contentieux de l’éloignement

La cour administrative d’appel, pour rejeter la requête, s’appuie sur des principes bien établis en matière de police des étrangers, qu’il s’agisse de l’examen de la légalité de l’obligation de quitter le territoire (A) ou de l’articulation de cet examen avec celui de la décision fixant le pays de destination (B).

A. Le rejet des moyens tirés de la situation administrative et personnelle en France

Le requérant tentait d’abord de contester la légalité des décisions préfectorales en se fondant sur sa situation en France. Il invoquait d’une part une erreur de droit, estimant que la préfète s’était crue à tort en situation de compétence liée pour refuser le renouvellement de son attestation de demandeur d’asile. La cour écarte ce moyen en relevant qu’il « ressort des motifs de l’arrêté attaqué que l’autorité préfectorale ne s’est pas refusée à examiner l’ensemble de la situation » de l’intéressé. Cette approche pragmatique permet de valider la décision administrative dès lors que son contenu atteste d’un examen, même succinct, des circonstances propres à l’individu.

D’autre part, le requérant se prévalait de la durée de sa présence en France depuis 2016 pour arguer d’une atteinte disproportionnée à son droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne. La cour rejette l’argumentation de manière catégorique, soulignant que l’intéressé « ne s’est maintenu sur le territoire qu’à la faveur des demandes successives d’asile qu’il a présentées ». En l’absence de toute démonstration de « lien, attache ou éléments d’intégration en France », la seule durée du séjour, obtenue de manière précaire, ne saurait constituer un obstacle à l’éloignement. La cour fait ici une application constante d’une jurisprudence qui refuse de laisser la longueur des procédures administratives et contentieuses créer par elle-même un droit au séjour.

B. La distinction opératoire entre l’obligation de quitter le territoire et la décision de renvoi

La cour administrative d’appel rappelle également une distinction fondamentale du droit des étrangers. Le requérant invoquait la violation de l’article 3 de la Convention européenne à l’encontre de l’obligation de quitter le territoire elle-même, au motif qu’il risquait des traitements inhumains et dégradants en cas de retour en Russie. La cour déclare ce moyen « inopérant » au motif que « la décision attaquée n’oblige pas M. B… à retourner en Russie ».

Cette précision est essentielle : l’obligation de quitter le territoire français est une mesure qui enjoint à un étranger de sortir du territoire national, sans pour autant désigner a priori le pays de destination. Le contrôle du juge sur la compatibilité de l’éloignement avec l’article 3 de la Convention ne s’exerce donc pleinement que lors de l’examen de la légalité de la décision subséquente fixant le pays de renvoi. C’est à ce stade, et seulement à ce stade, que le juge évalue concrètement les risques encourus par l’étranger dans le pays spécifique vers lequel l’administration entend le renvoyer. Cette clarification procédurale, bien qu’orthodoxe, structure l’ensemble du raisonnement du juge et concentre le débat sur la seule décision pertinente au regard des risques allégués.

II. L’appréciation souveraine et rigoureuse des risques liés à l’insoumission

C’est dans l’examen de la légalité de la décision fixant le pays de destination que réside le cœur de l’arrêt. La cour se livre à un contrôle minutieux des preuves fournies par le requérant (A), ce qui la conduit à définir de manière restrictive la portée de l’argument tiré du refus de servir dans un conflit armé (B).

A. L’exigence d’une preuve personnelle, actuelle et circonstanciée du risque

Face à l’allégation d’un risque de traitements inhumains et dégradants en cas de retour en Russie, la cour procède à une analyse factuelle et détaillée des éléments produits. Le requérant soutenait être recherché pour être incorporé dans l’armée russe et participer à la guerre en Ukraine. La cour examine une à une les preuves avancées et les réfute systématiquement. Elle constate que « la convocation à un centre d’incorporation militaire (…) ne concerne manifestement pas le requérant mais une autre personne ». Elle juge également que « les photographies produites ne sont pas de nature à corroborer son récit ».

Cette exigence de preuve est au cœur de l’office du juge administratif en la matière. Le risque doit être non seulement réel, mais aussi personnel et actuel. Les craintes générales ou les situations collectives ne suffisent pas si le requérant ne démontre pas en quoi il serait spécifiquement et individuellement visé. En l’espèce, l’échec du requérant à produire des documents probants et nominatifs le concernant directement conduit le juge à conclure qu’il « ne justifie pas être exposé à des risques actuels et personnels de traitements inhumains et dégradants en cas de retour en Russie ». Cette approche réaffirme que la charge de la preuve pèse entièrement sur l’étranger qui se prévaut de la protection de l’article 3.

B. La portée limitée du risque tiré du service militaire dans un contexte de guerre

Au-delà de la faiblesse des preuves, la cour se prononce sur le fond de l’argument. Elle énonce que « les obligations au titre du service militaire ne constituent pas, en elles-mêmes, en l’absence d’autres éléments, des traitements inhumains et dégradants ». Cette affirmation de principe est significative. Elle signifie que le simple fait d’être soumis à une conscription, même dans le cadre d’un conflit armé, n’est pas suffisant pour caractériser une violation de l’article 3. Il appartiendrait au requérant de démontrer l’existence de circonstances particulières, telles que la perspective d’être contraint de commettre des crimes de guerre, un risque de subir des châtiments d’une sévérité exceptionnelle en cas de refus, ou d’être envoyé au combat sans préparation adéquate.

La cour ajoute une considération factuelle en affirmant que « la fédération de Russie n’a pas encore mobilisé les appelés au service militaire ou, d’une manière générale, la population pour les besoins de la guerre d’invasion de l’Ukraine ». Bien que cette appréciation de la situation géopolitique puisse être sujette à débat, elle sert à renforcer la conclusion de l’absence de risque « actuel ». En exigeant la preuve de circonstances aggravées et spécifiques au-delà du seul refus de servir, la décision fixe un seuil de protection élevé et confirme une vision restrictive de la notion de traitement inhumain et dégradant dans ce contexte précis. Elle s’inscrit ainsi dans une jurisprudence qui, tout en protégeant contre les risques avérés, se garde d’étendre cette protection à toutes les situations d’insoumission, même dans le cadre d’un conflit fortement réprouvé sur la scène internationale.

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Hassan KOHEN
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Hassan Kohen

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